Lettre 1 : analyse quantitative - analyse qualitative

Publié le par mademoiselleinopinee

D'accord, ne t'inquiète pas, nous avancerons tranquillement.

 

La métaphysique c'est la philosophie première, mais il vaut mieux ne pas employer le mot métaphysique car il n'est plus à la mode. Pourtant il désigne exactement la même chose que la philosophie première, c'est-à-dire la quête de ce qui est en tant qu'il est.

 

Voici un petit aperçu historique de ses origines.

 

Le père de la métaphysique est le Grec Aristote (384 - 322). À sa mort on a rangé son traité de philosophie première derrière celui de physique et les bibliothécaires l'ont étiqueté "Traité de métaphysique" puisque "méta" veut dire "au-delà", métaphysique signifiant donc "au-delà de la physique".

 

Pendant une vingtaine d'années, Aristote fut l'élève de Platon (427 - 347) pour qui l'âme est unie au corps afin de se purifier. L'âme s'est aventurée si loin dans sa recherche personnelle lorsqu'elle était libre de toute incarnation et en a conçu un tel orgueil que les dieux, pour la punir, l'ont affublée d'un corps, sorte de prison ou de camisole de force. Tout l'effort de Platon consiste donc à retrouver les idées innées et le monde des essences immuables en se souvenant de l'état primitif de l'âme lorsque nous étions contemplatifs purs. Il est le philosophe inspiré de l'âme emprisonnée qui aspire à s'évader.

 

Il est arrivé une drôle de chose à Platon : son amitié pour Socrate (470 - 399). Platon avait des ancêtres dans la politique, deux oncles, mais aussi des grands-pères tyrans, c'est-à-dire empereurs au sens moderne du mot. Socrate l'a tiré de la rhétorique et de la politique en lui expliquant qu'il devait avant tout se consacrer à la recherche de la vérité. C'est d'ailleurs grâce à Platon que l'on connaît Socrate car il n'a, lui, rien écrit. Il est le père de l'éthique et tout le monde a au moins en tête cette sentence : Connais-toi toi-même et connais les Dieux. Homme à l'écoute de son âme, Socrate fuyait la politique à laquelle il reprochait un goût immodéré pour la rhétorique, ou art de bien parler, qu'enseignaient les sophistes, attirant à eux beaucoup de jeunes qui souhaitaient se spécialiser dans la manipulation des foules. La rhétorique apprend en effet à séduire afin d'obtenir le pouvoir. Il ne faut pas oublier que nous sommes à l'aube de la démocratie grecque et que les élections sont déjà un concours de séduction ! Les choses ont-elles beaucoup évolué depuis ? Bref, les sophistes étaient donc des gens grassement rémunérés pour former les jeunes aristocrates et leur donner les moyens d'accéder démocratiquement au pouvoir. Socrate fut le premier à lutter contre eux.

 

Dès le départ, on se trouve donc face à plusieurs formes de philosophies : Platon et son école privilégient l'inspiration, les sophistes ne jurent que par la rhétorique, Socrate se fonde sur l'intériorité, et Aristote met en avant l'expérience sensible.

 

Aristote souligne que toute différence aux prémices d'une philosophie a d'immenses conséquences, un peu comme les sources du Rhône et du Rhin qui sont en Suisse très proches l'une de l'autre et n'en donnent pas moins naissance à deux fleuves fort différents. Ainsi, commencer en s'appuyant sur l'intuition plutôt que sur l'expérience se révèle rapidement n'être pas du tout la même chose.

 

Le plus souvent les modernes préfèrent Platon à Aristote, car il est poète, tandis qu'Aristote part de l'expérience sensible, ce qui est moins lyrique mais offre tout de même l'avantage qu'il peut recommander une observation quand il est malaisé de conseiller une intuition…

 

Avant Platon il y a Parménide (v. 515 - v. 440), dont il ne subsiste qu'un poème. C'est le premier à parler explicitement de l'être. Lui aussi fut un inspiré et philosophe de l'intuition. Quant à Héraclite (v. 576 - v. 480), il est considéré comme le père de l'expérience. C'est certainement un grand bonhomme, un peu gribouille et obscur, précisément peut-être parce qu'il est grand...

 

Par ailleurs, étant donné la multiplicité des courants qui traversent la philosophie grecque naissante, on ne s'étonnera pas de trouver l'école dite des sceptiques, qui doutent et relativisent tout, justement à cause de la diversité des opinions. Ce sont eux qui, d'une certaine façon, déroulent le tapis rouge aux sophistes, leur permettant tout naturellement de s'exclamer : "Rien n'étant absolument vrai, il est inutile de se casser la tête. Gardons plutôt les pieds sur terre et occupons-nous d'accéder au pouvoir. Or, rien ne vaut une bonne rhétorique pour mettre le citoyen en boîte.".

 

Pour en revenir à Platon, qui est avec Aristote l'une des deux grandes sources de la pensée occidentale moderne, le drame de sa vie fut certainement la mort de Socrate, contraint à l'absorption de ciguë après avoir été accusé de ne pas respecter les lois. En réalité Socrate attirait la jeunesse et suscitait de terribles jalousies. Il prenait trop d'importance aux yeux des sophistes.

 

Outre Socrate, Platon était également lié à Parménide. Il a d'ailleurs écrit un dialogue portant son nom et que l'on peut considérer comme la naissance de la dialectique. Dans ce livre, Platon laisse la paternité de la dialectique à Parménide, mais en réalité c'est certainement pour être mieux entendu, car à cette époque le respect des anciens valorisait un discours.

 

Aristote suit Platon pendant vingt ans mais, sans le dire, il n'accepte pas la théorie des idées innées et des formes idéales, non plus que celle de l'âme séparée. À ce propos on reconnaît évidemment l'influence de Platon sur Aristote, mais on n'évoque jamais celle d'Aristote sur son maître. Pourtant, progressivement, Platon réintroduisit l'expérience dans sa pensée. Ainsi, dans le dialogue du Parménide il est question d'un jeune Aristote dont aujourd'hui personne ne considère qu'il s'agit de l'Aristote qu'on connaît, alors que rien n'interdit de le penser ! Bref, Aristote attend de Platon qu'il revienne à quelque chose de réel. Il finit par le quitter en précisant qu'il l'aime, lui et la vérité… la vérité plus encore.

 

Pour Aristote, il n'y a ni idées innées ni formes idéales. C'est par l'expérience qu'il veut progresser, s'appuyant sur les sens et les réalités sensibles. Platon lui apparaît un peu comme un somnambule qui ne touche pas la réalité. Il ira jusqu'à se considérer plus proche de Socrate que Platon lui-même. Ainsi Aristote regarde-t-il d'abord l'homme - c'est ça qui l'intéresse - et peu à peu il est conduit, toujours par l'expérience, à la philosophie première, passant donc de la physique à la métaphysique, du visible à l'invisible.

 

Entre-temps il invente la logique, précisant qu'aussitôt connue, une chose est transformée par la connaissance qu'on en a. Autrement dit il note qu'il n'y a pas adéquation parfaite entre le monde de la connaissance et la réalité, et cela bien qu'une abstraction se fonde sur le réel, tandis que chez Platon la dialectique est adéquate au réel, de même que pour un scientifique moderne la connaissance représente souvent le réel comme s'il n'y avait pas besoin de tenir compte de ce décalage résultant du passage de la réalité à la connaissance.

 

Or, si je veux te connaître, Mademoiselle Inopinée, il faut bien que j'aie l'expérience de toi, donc que je te voie réellement, mais si je veux te comprendre de façon plus profonde, il faut aussi que je cherche l'ordre intérieur selon lequel tu es, le tout Inopinée se présentant à moi assez confus. Autrement dit le tout est intelligible par l'ordre de ses parties, et tu te présentes à la fois une et composée.

 

Il y a certainement deux façons essentielles d'analyser un tout, la façon qualitative et la façon quantitative. C'est un peu comme pour découper un poulet : autrefois on opérait en suivant les articulations des os avec la lame d'un couteau car on prenait en compte la structure interne du volatile, maintenant on attrape un sécateur, on compte le nombre d'invités et on cisaille la volaille en autant de parts égales… Imagine que je me mette en tête de t'analyser de façon quantitative, sans chercher à comprendre l'ordre de ton intériorité !

 

Ainsi, dès les origines de la philosophie occidentale, il y a ceux qui fondent leur démarche sur l'analyse quantitative et ceux qui privilégient l'analyse qualitative.

 

Tu te demandes peut-être ce que sont réellement l'abstraction, la dialectique, la quantité, la qualité… En métaphysique tout se tient, et pour parler précisément de la quantité il faut saisir la qualité, mais pour comprendre la qualité il faut décrire la quantité… Sois patiente, Mademoiselle Inopinée, il faut parfois accepter d'être un peu perdu avant de réaliser qu'on ne l'était pas tant que ça.

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