Lettre 4 : l'intelligence primitive

Publié le par mademoiselleinopinee

On va préciser ce qu'est la dialectique et montrer encore la nécessité de la métaphysique… Tu aimerais aussi quelques tuyaux sur l'art de la critique.

 

Je ne révélerai rien en disant qu'à notre époque de gavage médiatique qui voit l'information tenir lieu de réflexion, il est tentant de critiquer sans prendre le temps d'assimiler. Là où une vraie métaphysique exige du temps pour être comprise, on en rencontre trop de ces gens qui donnent l'impression de tout piger au quart de tour et dégainent leurs commentaires aussi prestement que Lucky Luke son six-coups, sauf qu'ils mettent moins dans le mille. Je dirais presque que contredire est une manière de comportement, une façon de tenir son rang de débatteur et de s'astiquer l'ego, exactement d'ailleurs comme répéter n'est pas non plus avoir compris, et revient à peu près au même que critiquer avant d'avoir assimilé.

 

La critique se doit d'être aussi humble que sans concession : elle est la servante du réel, non pas la bouffonne de la polémique. Par conséquent une critique juste commence par se mettre en joue soi-même, et si par exemple tu dis à un forgeron qu'il s'y prend comme un manche pour fabriquer un fer à cheval, à un moment ou à un autre il te tendra forcément ses outils en demandant une preuve. Bref, avant de critiquer il est recommandé d'expérimenter soi-même ce dont il est question, les conclusions seules ne rendant pas fécond, qu'on les critique prématurément ou qu'on les radote.

 

À terme il existe un moyen on ne peut plus simple pour manifester une critique : changer de crémerie. Tu estimes que le produit n'est pas bon ? Eh bien va chez le concurrent sans épiloguer sur le premier. Si tu t'attardes chez celui qui te déçoit, il prétendra que tu as mangé son produit en l'accompagnant de quelque chose qui en a dénaturé le goût… Tu peux en être certaine, il t'expliquera indéfiniment que tu n'as pas su apprécier.

 

La vraie critique consiste donc non seulement à changer de crémerie mais aussi à ne pas oublier la question finale : "Comment ai-je pu me faire avoir à ce point-là ?". Or c'est uniquement après avoir expérimenté les choses qu'on est capable de répondre à cette interrogation, importante car il s'agit évidemment de ne pas retomber aussi sec dans le même panneau et de se faire à nouveau filouter. Il est donc souhaitable de réellement prendre le temps d'une attitude réflexive en considérant aussi et notamment le conditionnement de notre esprit, autrement dit notre manière de connaître, ce qu'évidemment personne ne peut faire à notre place.

 

Voilà pour la critique. Passons maintenant à la dialectique…

 

Elle a pris des formes très différentes. Pour Aristote, elle consiste à mettre en présence les opinions et à éveiller l'intelligence. Elle est en quelque sorte pré-philosophique et permet de mettre en lumière les problèmes, oppositions et tensions, sans pour autant les résoudre. Certains s'en contentent et n'en sortent jamais. Pourquoi ? Tout simplement parce que la dialectique est stimulante, et Héraclite remarquait déjà que la guerre est mère de toutes choses. Ainsi beaucoup aiment la lutte en cela qu'elle permet de développer des qualités d'invention et de faire valoir des aptitudes à la domination. Un bon rhéteur passe d'ailleurs son temps à mettre en avant les divergences, les conflits, les paradoxes… Si certains en restent donc indéfiniment à la dispute et à la guerre, d'autres cherchent à aller au-delà des tensions pour trouver une solution dépassant la dialectique et assumant les oppositions. Chez Platon la dialectique est résolue par la contemplation, chez Aristote par l'analogie, et chez beaucoup de contemporains par rien. Finalement, dans un conflit opposant deux camps, aussi bien une fâcherie en amitié que je ne sais quelle querelle internationale, soit c'est la guerre jusqu'à ce que l'un ou les deux restent par terre, soit il s'agit ensemble de dépasser la dialectique pour, au-delà des oppositions, trouver une issue. Entre nous c'est là que ça devient intéressant, la solution étant forcément plus grande que les tensions puisque pour exister réellement elle ne peut que les dépasser en les assumant. Certes, cela suppose des deux camps qu'ils soient intelligents et résolus à abandonner le fameux : "Je veux bien, mais avec lui ça ne sera pas possible…", sinon ils ne sortiront jamais du "Ce qu'il vient de faire condamne définitivement le processus de paix…", comme si le plus souvent on n'alimentait soi-même et autant que l'autre la dialectique et le conflit.

 

Mais quand même ! pourquoi donner tant d'importance à la philosophie première ? Tu as remarqué, Ino, je dis "philosophie première", non pas "métaphysique", ce qui revient pourtant au même mais on met tellement le mot "métaphysique" à toutes les sauces que les visiteurs s'exclamant au musée qu'ils ont devant les yeux une "peinture métaphysique" iront moins facilement d'une "tache de philosophie première". C'est toujours ça de pris...

 

Comme on le rappelait au début, la philosophie première est née avec Aristote et a disparu peu après pour ressurgir avec Maxime le Confesseur d'abord, Thomas d'Aquin ensuite. En s'appuyant sur la métaphysique, Thomas d'Aquin avait un but précis : poser les fondements d'une théologie dite scientifique. À l'époque ça n'était pas rien, car il a subi les foudres de la Sorbonne chrétienne qui lui reprochait justement de s'appuyer sur Aristote, un païen... Comme quoi la vérité n'appartient à personne et tout le monde peut se mettre le doigt dans l'œil.

 

Descartes a réagi violemment au fidéisme - qui consiste à s'abstenir de réfléchir sous prétexte qu'on a une foi religieuse - et a cherché où trouver une certitude sans la foi, préoccupation louable en soi mais qu'il a curieusement gérée en plaçant l'idée de la réalité avant la réalité elle-même et en ramenant l'intelligence à la seule logique, façon d'assimiler la certitude à ce qui est vrai. Depuis, rien de nouveau sous le soleil : si l'on n'est pas assuré de quelque chose, on décrète que cela n'existe pas. Descartes a ainsi fait une philosophie de l'esprit, installant en cela une dualité dans l'homme, le corps d'un côté et l'esprit de l'autre. Or on expérimente sans difficulté que ça n'est pas vrai. En effet, si quelqu'un reçoit un éclat d'obus dans la tête il peut parfaitement ne pas mourir mais en rester idiot. Par conséquent l'intelligence et le corps sont liés, non pas que l'intelligence soit corporelle, non, mais assurément son exercice est lié au corps. En réalité l'âme informe le corps mais, selon l'expression de Thomas d'Aquin, elle n'est pas totalement immergée en lui car quelque chose d'elle émerge, en l'occurrence l'intelligence et la volonté qui sont, comme on le verra bientôt, ses deux puissances. Pourtant, si l'exercice de l'intelligence dépend du corps, elle n'en est pas moins capable de découvrir la réalité en tant qu'elle est, c'est-à-dire d'atteindre l'être au-delà du devenir.

 

De nos jours il est de bon ton de nier que l'âme et l'être premier soient accessibles par l'intelligence. Pourtant la métaphysique le montre bel et bien, mais cela exige un effort et suppose une expérience préalable. On ne peut se contenter d'ânonner des opinions favorables ou non, et c'est à partir de là qu'on est confronté à une véritable exigence de la métaphysique. Si ton intelligence refuse d'atteindre par elle-même ce qui est en tant qu'il est, alors ça n'est pas la peine, la métaphysique restera pour toi un mythe, et pourquoi pas après tout ! Ce sera le mythe des Anciens qui n'avaient pas de foi particulière et avaient inventé quelque chose qui s'y substituait de façon lumineuse… Comme disait Aristote : il y a quelque chose en moi qui illumine tout ce que je vois ! D'ailleurs aujourd'hui, ceux qui ont une foi religieuse pensent "Laissons les matérialistes batifoler dans leur positivisme, on s'en fiche pas mal, on a la foi…", ce à quoi les positivistes répondent gentiment "S'il reste des ahuris pour croire à des balivernes qu'ils ne voient pas, qu'ils bavassent entre eux, qu'est-ce que ça peut bien nous faire du moment qu'ils ne font pas de mal !".

 

Alors pourquoi faut-il se battre ? À mon avis parce que la vérité est une bonne cause, mais aussi parce que la métaphysique est l'unique moyen de remonter par soi-même jusqu'à l'âme spirituelle et jusqu'à l'être premier. C'est tout, mais déjà pas si mal !

 

Comme je te le disais, j'ai bien peur que les plus acharnés détracteurs de la métaphysique soient ceux qui ont une foi religieuse et qui, sous ce prétexte fallacieux, s'autorisent parfois des discours très sots, un peu comme s'ils étaient sur un radeau, au sec, s'amusant à distribuer des coups de rame sur la tête de ceux qui tentent d'aborder, le plus comique étant qu'ils sont souvent persuadés d'être en cela conviviaux !

 

La foi n'est pas faite en premier lieu pour donner la connaissance de ce qui est en tant qu'être, mais pour autant elle n'est pas faite non plus pour dispenser d'intelligence, encore moins pour assommer l'incroyant à coups de solennelles niaiseries. La foi devrait même, normalement, tirer l'intelligence de sa torpeur et de son hébétude, le positivisme et le matérialisme se chargeant avec une indéniable réussite de la chloroformer.

 

Soit dit en passant, si la foi ne sert pas à croire en un être premier, à quoi sert-elle puisque la métaphysique y arrive sans elle ? Pour ma part, à cette curieuse question "Êtes-vous croyant ?", posant donc en principe que la connaissance d'un être premier relève d'une conviction religieuse, je réponds souvent par "Pas vous ? Ah bon ? Mais dites-moi, à votre âge ça commence à faire ! ", car si la foi consiste à croire en un être premier, c'est une bouée de sauvetage pour qui n'a pas eu le temps ou a oublié d'être intelligent. Il n'y a pas du tout besoin d'elle pour ça. Ainsi les croyants se figurant que la foi consiste à reconnaître l'existence d'un être premier se trompent deux fois : en ce qui concerne la métaphysique d'une part, en ce qui concerne la foi d'autre part.

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