Lettre 26 : mise à feu

Publié le par mademoiselleinopinee

Aristote est le philosophe de la substance et de l'acte mais il est très attentif à la relation et au relatif. Il est le premier à découvrir ce qu'est le relatif en tant qu'il est, ainsi que ce que sont ses principes propres.

 

Les dix prédicaments sont relatifs à la substance, autrement dit ce qui fonde les relatifs c'est la substance, et le relatif est donc présent aux dix catégories, mais Aristote - et c'est là qu'il met les réacteurs de son intelligence plein pot pour pouvoir s'arracher aux erreurs radicales - a voulu trouver ce qu'est le relatif en tant qu'il est. Il faut être particulièrement attentif car c'est maintenant que l'intelligence devient libre de ses mouvements ou se ratatine sur elle-même.

 

Les prédicaments, ou catégories, ont une quiddité, c'est-à-dire une forme et une intelligibilité propre. Ils expriment les modalités de l'être mais sont relatifs à la substance. Or, si l'aspect relatif à la substance concerne tous les prédicaments, Aristote, pour autant, au lieu de se laisser abuser par le terme "relatif", a cherché ce qu'est le relatif pour lui-même, et non pas seulement ce qui est relatif.

 

Si on n'a pas peur de s'asseoir dans la fusée aristotélicienne on peut ensuite cerner tout ce qui s'intéresse à l'être de près ou de loin et on fait très vite le tour de tout verbiage gravitant autour de l'essentiel. Alors accroche-toi Ino, on va maintenant décoller à la verticale avec Aristote.

 

Pendant 20 ans Aristote a écouté Platon qui était fasciné par la qualité. Comme on l'a vu, Platon est un aristocrate et pour lui le must c'est la noblesse, donc la qualité, qu'il n'arrive pas à dépasser pour aller à la substance. Or la qualité est un prédicament et en cela elle est également relative à la substance. N'ayant pas saisi la substance, Platon ne peut par conséquent rien dire de ce qu'est la relation. Il en reste indéfiniment à la qualité de la relation, tandis que Aristote voit bien, lui, le drame métaphysique entre la substance et la relation. Il note cette tension et cherche quelque chose qui la résout : l'acte. On verra ça plus tard car il faut déjà comprendre comment Aristote découvre ce qu'est la relation, notamment parce que chez Hegel le relatif prend tout, jusqu'à la contradiction, la relation étant même l'âme de la dialectique.

 

Aristote se place donc face aux sophistes et aux platoniciens - car il ne s'adresse pas uniquement à Platon mais aussi à ses disciples - et il leur reproche non seulement d'exalter le relatif jusqu'à en faire un absolu ou une forme antérieure à ce qui est mais aussi de ramener la relation à l'inégal, et même au non-être, pour expliquer la multiplicité des principes.

 

Bref, Aristote ne supporte pas d'entendre dire que le relatif serait une forme idéale, c'est-à-dire un principe, car cela revient à réduire l'être au néant. En fait c'est clair : si on assimile le relatif à un principe, on doit le reconnaître comme être, or puisqu'il est en dépendance, on en conclut que l'être est du non-être, et c'est bien ce qu'aujourd'hui on serine partout !

 

Dans les Catégories Aristote écrit ceci : On appelle relatif les êtres tels qu'eux-mêmes, dans ce qu'ils sont, sont dits en dépendance d'un autre, ou, de quelque façon que ce soit, se rapportent à un autre.

 

C'est vrai, un relatif est orienté vers quelque chose, comme "plus grand" est dans tout son être tourné vers un autre : on est plus grand que quelque chose ou que quelqu'un d'autre que soi, ou double par rapport à sa moitié, on n'est pas double de rien…

 

D'ailleurs il y a des gens qui se définissent uniquement comme relatifs et se voient sans cesse par rapport aux autres, à travers le célébrissime "regard des autres"…

 

Ainsi le relatif explique, à l'opposé de la substance qui est autonome par elle-même, ce qui est en référence à un autre. Il s'agit là comme de deux extrêmes dans l'être, la substance autonome d'une part et le relatif en pleine dépendance d'autre part, mais attention ! être relatif c'est encore être, certainement second et en dépendance, mais c'est être. Par conséquent si l'on identifie être et premier, tout ce qui est second devient non-être puisque l'être est premier… Tu comprends Mademoiselle Inopinée ? C'est précisément ici qu'il faut bien se tenir car Aristote va maintenant s'arracher du plancher des vaches.

 

La saisie du relatif qu'effectue Aristote donne une nouvelle vision de l'être, capitale car l'être par lui-même n'est pas premier et peut parfaitement être créé. Aristote poursuit en examinant les propriétés des relatifs. Certains sont contraires en tant qu'ils impliquent qualité et quantité mais il note aussi que les relatifs purs n'ont pas de contraire. La contrariété, au sens ancien, opposition entre deux choses contraires, n'est donc pas propre au relatif comme tel. Certains sont capables de plus et de moins, comme le semblable, mais le relatif pur n'implique pas le plus et le moins. En revanche tous les relatifs, au sens propre, sont dits vers leurs corrélatifs selon une réciprocité parfaite s'il s'agit de relatifs purs et imparfaite dans le cas des relatifs ayant trait à la qualité.

 

La première propriété que dégage donc Aristote est que les relatifs sont dits vers leurs corrélatifs, ce qui signifie que le relatif implique toujours une dyade ou un couple. Autrement dit on ne peut être relatif que dans la mesure où on est deux car si on est seul on est soi-même, un point c'est tout.

 

À cette propriété s'ajoute celle concernant les opposés relatifs puisque toute corrélation implique une opposition relative. Les termes qui s'opposent comme relatifs sont eux-mêmes dans tout leur être dits de leur opposé : le double est le double d'autre chose.

 

Par ailleurs les relatifs comme tels sont par nature simultanés mais d'autres liens peuvent intervenir et supprimer cette simultanéité, par exemple un objet connaissable est antérieur à la science qui l'étudie et sa disparition entraîne celle de cette science, sans que l'inverse soit vrai. La simultanéité naturelle est donc bien une propriété des relatifs comme tels.

 

À ce stade de son analyse Aristote, qui ne perd de vue ni les platoniciens ni les autres, pose une dernière question : Au cours de cette analyse il est apparu que les termes quantité et qualité peuvent être regardés comme des relatifs. Les termes substantiels peuvent-ils eux aussi être regardés comme des relatifs ? En ce qui concerne les substances premières et leurs parties intégrantes il est clair que ça n'est pas possible mais il n'en va pas de même des substances secondes ou plus exactement de leurs parties en tant que parties.

 

Qu'entend-il par "les substances secondes, ou plus exactement par leurs parties en tant que parties" ? Il s'agit par exemple de la tête ou de la main par rapport au sujet. Donc attention ! Aristote ne donne pas là dans la logique ou dans quelque universel, pas plus que dans la mathématique, non, son étude se fonde sur le réel.

 

Il propose alors une nouvelle définition : les relatifs sont ceux pour qui l'être consiste dans leur rapport à quelque chose.

 

C'est à ce moment qu'Aristote saisit la quiddité, autrement dit l'intelligibilité propre du relatif, et qu'il peut en faire une catégorie particulière, c'est-à-dire un vrai prédicament puisque chaque catégorie ou prédicament a une quiddité propre. C'est la plus grande critique qu'il fait à Platon de ne pas avoir réussi à isoler le relatif pur et c'est là toute la différence entre la pensée dialectique et la pensée analogique : la première demeure dans la quantité et la qualité relatives, la seconde arrive au contraire à distinguer le relatif en tant que tel.

 

Ailleurs que dans les Catégories, dans les Topiques, Aristote précise : le fait que la définition du relatif pur implique celle du corrélatif, met en lumière une cause d'erreur facile. Définissant le relatif on englobe son corrélatif soit en totalité soit en partie. Par exemple en définissant la médecine comme la science de ce qui est, on fera une erreur partielle car la médecine n'est pas science de tout ce qui est.

 

C'est juste… La médecine regarde l'homme malade mais puisque la maladie est une privation de santé elle présuppose une connaissance de l'homme sain. En effet on ne répare une jambe cassée qu'en référence à la même jambe en bon état, sinon on façonnerait un lampadaire à la place ! Or l'homme sain est ce que regarde le philosophe, et par conséquent un bon médecin devrait également être philosophe… Aristote induit donc que le relatif, ici la médecine, implique son corrélatif, la philosophie. C'est très important : le relatif implique nécessairement son corrélatif !

 

Finalement Aristote peut répondre complètement à la question : les parties des substances secondes ne sont pas à proprement parler des relatifs puisque la connaissance de la main ou de la tête ne donne pas immédiatement la connaissance de leur sujet. Il y a donc une irréductibilité totale des termes relatifs au terme substantiel alors qu'on passe facilement des termes quantitatifs, par exemple, aux termes relatifs.

 

Il démontre donc l'irréductibilité de la substance par rapport au relatif. La substance est en elle-même et n'implique pas le relatif. Tout son effort a consisté à passer du terme relatif à l'être relatif, et c'est bien là qu'il est génial. Ainsi on ne peut pas identifier être et substance, puisque le relatif est, sans pour autant être la substance.

 

Prends le temps de décompresser Mademoiselle Ino, c'est un sacré voyage que nous venons de faire et il s'agit de bien comprendre ce que nous avons vu. Nous allons faire un débriefing, comme disent les Anglais.

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