Lettre 28 : relation réelle - relation de raison

Publié le par mademoiselleinopinee

Mademoiselle Ino !!! Est-ce que tu te rends compte ? Tu es deux dans ton être, substance et relatif, autrement dit tu es à la fois solitaire et dépendante, et c'est justement grâce à cette dualité apparente, dépassée par l'acte, que tu atteins ta finalité, c'est-à-dire ton bien…

 

Il y a une double fragilité dans la relation, l'une par rapport au sujet lui-même auquel elle est attribuée, l'autre par rapport à ce à quoi ou qui il est relatif. En amitié par exemple, on se fragilise d'une part parce qu'on porte librement une sorte de brèche dans son autonomie et d'autre part parce qu'on dépend de celui ou de celle auquel on est relatif. Il y a donc bien là une sorte de débilité du point de vue métaphysique de la substance !

 

Progressivement, depuis Occam, la relation a dévoré la substance et pris une place dominante. Ainsi le point de vue de l'âme a disparu et on peut dire que les progrès de la science ont accéléré cet exil. Il n'est guère étonnant que celui qui est entièrement formé par la science ne comprenne rien à la métaphysique. On pourrait presque parler de la nécessité d'une reprise complète de l'intelligence, permettant de remonter de la relativité à la substance.

 

Arrêtons-nous maintenant à un moment capital de l'histoire de la philosophie : la distinction faite par Thomas d'Aquin entre relation réelle et relation de raison. La relation réelle est celle qui existe lorsque le fondement est concret, par exemple la similitude entre deux vrais jumeaux. De son côté la relation de raison, si elle est vraie n'en est pas réelle pour autant. C'est une relation créée par l'intelligence humaine, comme l'universel. Et qu'est-ce que l'universel ? C'est par exemple "animal", qui a une signification générique mais se fonde sur une quantité de réalités diverses puisque l'intelligence abstrait "animal" de chat, vache, girafe… Nous avons vu que nous produisions sans cesse des universaux. en abstrayant l'un du multiple, comme "animal" provient d'une multitude de réalités diverses, mais l'universel en tant que tel existe seulement dans l'intelligence, son fondement étant l'acte intellectuel de connaissance, quand bien même l'intelligence l'abstrait de réalités singulières.

 

Ainsi, la relation, tant réelle que de raison, est un lien vers quelque chose et ce petit être fragile fait le pont entre la réalité et ce que l'intelligence fabrique. En outre la relation permet d'unir réalisme et idéalisme. En effet l'idéalisme se nourrit et se développe grâce à la relation de raison mais lorsque le savant décrète que tout est relatif, est-ce une relation de raison ou une relation réelle ? Il ne le précise guère… Seul le philosophe peut le dire et sa grande critique face à la science consiste même à montrer qu'elle passe le plus souvent d'une relation réelle à une relation de raison sans crier gare ! Puisque la science est un produit de l'intelligence, même si elle opère à partir du réel, il n'est pas gênant qu'elle crée un tissu de relations de raison, alors que ce n'est pas du tout le cas pour la philosophie. Par ailleurs l'être mathématique est-il réel ou de raison ? En général le mathématicien répond que ça lui est bien égal puisqu'il est avant tout intelligible. Or puisque la relation de raison est aussi intelligible que la relation réelle, l'intelligibilité ne spécifie pas une relation comme réelle ou non. Soit dit en passant on voit ici la différence entre vérité et réalité, le vrai n'étant pas forcément réel : tant la relation de raison que la relation réelle sont vraies, mais seule la seconde a une réalité tandis que la première existe uniquement dans l'intelligence. Par conséquent lorsqu'on reste sur la crête de la relation, on finit par confondre la réalité avec l'être de raison et l'imaginaire. Et toi Mademoiselle Inopinée, tu ne mélanges pas les genres n'est-ce pas ? Tu ne fondes pas tes relations humaines sur l'imaginaire… Ah non ! je ne suis pas une idée, moi, Ino, j'existe réellement !

 

Il faut maintenant jeter un œil sur la dialectique hégélienne. Dans la Propédeutique philosophique voyons rapidement comment Hegel définit lui-même le rapport : il est une relation entre deux côtés qui ont d'une part une subsistance indifférente, mais qui sont d'autre part tels que chacun n'est que par l'autre et dans l'unité de la détermination qu'il reçoit… Pas très facile à comprendre mais ce "chacun n'existant que par l'autre" définit la relation en elle-même comme unissant deux opposés. Par ailleurs Hegel précise que les deux côtés sont tout entiers relatifs l'un à l'autre dans leur détermination, donc dans leur quiddité. La relation est un rapport tel que l'un existe uniquement par l'autre, toute la détermination venant ainsi de l'autre. Remarquons qu'il définit la substance par la relation dans une démarche exactement inverse à celle d'Aristote. Tout l'effort du philosophe, comme l'appelle Thomas d'Aquin, consiste à montrer qu'il y a dans la substance quelque chose échappant complètement à la relation, et voilà Hegel proclamant le contraire ! Cela n'est pas étonnant de la part d'une démarche que l'on peut qualifier d'idéalisme pur tout autant que de réalisme absolu, car cela revient au même… En effet on peut très indifféremment dire d'Hegel qu'il est idéaliste pur ou réaliste absolu puisque la relation de raison et la relation réelle ne sont plus différenciées, et à partir du moment où tout est relation, tout apparaît simultanément de raison ou réel, il est impossible de faire la moindre distinction à ce propos, d'où l'importance du distinguo entre relation de raison et relation réelle justement parce que la substance n'est pas la relation… Mais non Ino, la substance de raison n'existe pas ! Pourquoi ? Parce que la substance est saisie directement à travers le jugement d'existence, "Ceci est", tandis que si l'on saisit la substance à travers la relation, tout ce qui est relation devient réel… C'est un exercice intéressant à faire car il montre bien comment on peut devenir hégélien, comme tant et tant de personnes aujourd'hui, le plus souvent inconsciemment. La relation prend tout et devient le fondement de la dialectique. Ainsi ne regarde-t-on plus jamais quoi que ce soit pour lui-même puisque cela reviendrait à s'intéresser à quelque chose de substantiel. Inopinée le solitaire n'existe plus en dehors de la pensée : Inopinée la lubie !

 

Le plus séduisant dans la relation hégélienne est qu'elle peut parfaitement n'exister que dans la pensée et par conséquent l'homme se prend pour donneur d'êtres. Hegel veut liquider Inopinée le solitaire !

 

Avec lui l'universel est premier et tout est vu à travers la relation. Regarder quelque chose indépendamment d'elle serait reconnaître la substance ou un être substantiel existant hors de la pensée. Hegel a horreur de la substance, et Inopinée le solitaire lui apparaît comme Inopinée l'abominable en cela qu'elle est autonome et préexiste à sa pensée. Effectivement, en existant par toi-même tu empêches la pensée d'Hegel d'être tout : tu résistes à la pensée hégélienne et aux idéologies post-hégéliennes !

 

Hegel formalise la substance en ce sens qu'il passe de la substance à la substantialité. Ainsi la substance elle-même est rendue relative à l'idée de substance. Nous avions vu que "blancheur" est ce par quoi tel mur est blanc mais si l'on parle de substantialité pour expliquer ce par quoi la substance est substance, alors la substance n'est plus première, c'est la substantialité qui l'est, donc la pensée humaine dont cette substantialité est le produit ! Tu vois comment la formalisation de la relation supprime la substance et, dans la foulée, Inopinée le solitaire ?

 

Que faut-il retenir de cela ? À mon avis que la relation, pouvant être de raison, se montre capable d'absorber tout ce que l'intelligence pense, sauf si l'on accepte le jugement d'existence, "Inopinée est", en refusant de le formaliser et en le maintenant coûte que coûte comme ce qui mesure l'intelligence à travers une réalité qui demeure au-delà de la pensée. Le jugement d'existence est vraiment la pierre d'angle de toute la philosophie première, et face à lui la relation peut se révéler d'une toxicité effroyable, susceptible d'asseoir logiquement toute une philosophie entièrement subjective.


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