Lettre 32 : le face à face

Publié le par mademoiselleinopinee

Nous en étions au fondement de l'amitié qui est la mise en commun (en grec on dit la "konionia") ainsi qu'à ce qui spécifie l'amitié. Ainsi c'est radicalement la substance qui est le fondement de l'amour mais pas directement car si tel était le cas tu aimerais tout le monde Mademoiselle Ino, puisque toute personne est une substance ! Par ailleurs la substance est un principe indivisible qu'on ne peut ni communiquer ni recevoir de son ami. Dans notre exemple la mise en commun est la recherche de vérité, cette konionia particulière qui fait d'ailleurs les amitiés les plus profondes. La recherche de la vérité a tout de même une autre allure qu'une collection de papillons, elle qui traverse toutes les batailles alors que la survie d'une collection de lépidoptères dépend d'un petit coup de gel !

 

La konionia (le dans ou le in du courrier précédent) est le comment de l'amitié, autrement dit son fondement. Il faut donc dépasser cette konionia qui n'est pas la relation mais son fondement pour aller à l'être de la relation, au vers (le ad du courrier précédent). En effet la konionia donne l'intelligibilité de la relation mais pas l'ultime car alors s'il y avait soudain une différence sensible entre l'apport de l'un des amis et celui de l'autre l'amitié n'y survivrait pas, une disparité trop forte à ce propos provoquant une rupture…

 

On voit de plus en plus à quel point la relation est un être subtil car son intelligibilité fondamentale est le dans, c'est-à-dire le in ou la konionia, mais son intelligibilité propre n'est pas le fondement, c'est le vers, c'est-à-dire le ad… voilà le secret !

 

Or le fondement est un tandis que le secret est deux. Donc le fondement fait l'unité et c'est justement parce que les amis dépassent le fondement qu'ils sont face à face dans l'exercice de leur relation. Par conséquent le secret c'est que les amis sont ad, tournés l'un vers l'autre. L'ami n'est pas fondamentalement celui qui reflète l'autre - ça c'est pour les gogos - il est une note individuelle et personnelle jouée contre une autre, les deux ayant même fondement dans l'unité.

 

La relation est probablement ce qu'il y a de plus subtil dans l'être puisqu'il s'agit d'une fissure et d'une ouverture. L'amitié s'entretient dans une sorte de coopération, d'accord, mais cette coopération n'est pas le principe de l'amour, elle en est le fruit. Certains s'imaginent spécifier une relation par une activité commune et ils vont généralement assez rapidement dans le décor car c'est un face-à-face qui spécifie radicalement l'amitié : d'abord on "s'en-visage" l'un de l'autre, ensuite on coopère… Il faut certes coopérer car il ne s'agit pas de se contempler indéfiniment, certainement pas, mais aimer consiste d'abord en un face-à-face, un ad à ad : il est là le secret éminemment fragile et délicat.

 

Il y a aussi quelque chose de très curieux dans la relation c'est qu'elle vient d'un être autonome qui ne veut plus être seul et comprend qu'il ne sera parfaitement lui-même qu'en devenant relatif à un autre. Métaphysiquement c'est hallucinant ! Comment est-ce possible de n'être parfaitement soi-même que grâce à un éclatement !?! C'est pour ça que la relation est un secret dans l'ordre de l'être. Certes, Aristote dit que c'est un être extrêmement fragile puisqu'on ne peut être relatif à un autre que dans la mesure où l'autre nous est relatif, et donc la relation est un être perpétuellement en attente. La psychologie, ordinairement, ne saisit pas ça, elle voit uniquement le conditionnement et le fondement, pas le secret puisque c'est la finalité au-dessus de tout conditionnement. En outre la relation fait mieux comprendre encore ce qu'est la substance, et même ce qu'elle est dans son épanouissement ultime puisqu'elle est la fleur de la substance !

 

Et l'universel ? Est-ce la fleur de l'intelligence ? Oui, certainement… et manifestant même assez bien la pauvreté de notre raison humaine ! Il faut encore et toujours mettre en parallèle la relation d'amitié et la relation de raison parce que c'est par là qu'on voit nettement la différence entre fonder la relation sur l'intelligence et l'imaginaire ou la fonder sur la réalité.


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