Lettre 38 : l'habitus de sagesse

Publié le par mademoiselleinopinee

Il faut maintenant préciser comment l'habitus est la qualité de la qualité. Tu as repéré, Ino, il n'y a ni relation de la relation ni quantité de la quantité… il n'y a que la qualité pour avoir ce privilège très particulier d'être qualité de la qualité. Cela montre que seule la qualité cherche toujours à aller plus loin dans son ordre propre. C'est comme en amour où il faut nécessairement aimer de plus en plus, on ne peut pas stagner, on est obligé d'avancer. Pourtant beaucoup s'imaginent pouvoir se poser à tel ou tel endroit et barboter gentiment… À mon avis on pourrait même donner cette définition : aimer consiste à aimer plus.

 

Si on veut saisir ce qu'est la qualité au plan métaphysique c'est par l'habitus de sagesse qu'on le peut. Ce serait aussi possible par l'habitus de prudence puisque la prudence est la sagesse pratique, mais en fait ces habitus qualifient de l'intérieur la capacité de connaître et d'aimer, l'intelligence étant la capacité de connaître et la volonté celle d'aimer. J'emploie ici le mot volonté en son sens le plus radical, qui n'est pas d'abord la volonté d'efficacité ou celle d'obtenir, mais la libre disposition intérieure, donc l'intention profonde. La volonté et la capacité d'aimer s'éduquent et se travaillent, autant qu'un désir se creuse, et toutes les opérations humaines, ayant un caractère spécifiquement différent, réclament une puissance et une capacité d'opérer, même dans le domaine sensible : on peut ouvrir ou non les yeux, voir ou ne pas voir, toucher ou non, sentir ou ne pas sentir… Il y a donc un passage à l'acte réclamant une puissance vitale et il y a autant de puissances vitales que d'opérations spécifiquement différentes. C'est en philosophie du vivant qu'on regarde ça de près mais la métaphysique note que le vivant est un être qualitatif et que la vie est même le triomphe de la qualité.

 

Le vivant est ainsi celui qui se meut et celui qui s'actue : tu peux voir, toucher, aimer et contempler quand tu veux, Mademoiselle Inopinée, car le vivant que tu es s'effective lui-même, enfin si les conditions de l'acte sont présentes puisque les sens dépendent des réalités visibles et physiques. On peut certes s'imaginer une fleur mais si la figuration essaye de remplacer les sensations elle n'y réussit pas vraiment pour autant. Certaines personnes sont d'ailleurs tellement prises par le côté imaginatif qu'elles n'arrivent plus à toucher le réel. En fait tout le monde est plus ou moins dans ce cas-là et il faut reconnaître que l'imaginaire ne cesse de brouiller notre contact direct avec le réel. D'une certaine façon il n'y a rien de plus assommant que l'imaginaire, surtout lorsque celui qui s'y enfonce n'a pas trop de talent ! Regarde, Ino, comme les gens vivant essentiellement d'imaginaire sont fatigués d'eux-mêmes… Et d'ailleurs cela conduit souvent à une sorte de mort de l'intelligence, donc du cœur, et finalement même parfois à un suicide physique. Lorsqu'on est englouti dans l'imaginaire, on perd le sens du réel, donc celui de la qualité. C'est très élémentaire ça, mais fondamental : c'est par le réel qu'on trouve la qualité et par la qualité qu'on trouve le réel, non pas du tout par l'imaginaire ! En amour c'est exactement la même chose et combien de liens d'amitié se rompent par overdose d'imaginaire ? Le virtuel est même, à mon avis, la première cause de rupture car l'amour répugne tout particulièrement à l'imaginaire, le virtuel étant le plus souvent source de drame. Je dirais presque que le drame c'est le virtuel.

 

Certaines expériences ont été faites à ce propos. On a par exemple maintenu quelqu'un sous terre, privé de tout contact avec l'extérieur, pour voir combien de temps il pourrait tenir sans perdre les pédales. Il paraît qu'une femme résiste plus longtemps qu'un homme, peut-être justement grâce à une imagination qui la maintient dans une sorte d'immanence. Ce qui est en tout cas certain c'est que les qualités dépendent du réalisme et ça n'est pas rien de le comprendre car le réalisme conduit à l'être existant qui conduit lui-même à la substance. Par conséquent si l'on est coupé de ses sens propres on l'est de la réalité, donc du jugement d'existence, ce qui, d'une façon ou d'une autre, conduit à une dépression de l'intelligence.

 

Ainsi trouve-ton d'une part les qualités sensibles qui sont fondamentales et donnent accès au réalisme du monde physique et d'autre part la qualité de la qualité, l'habitus de sagesse qui ouvre la porte du monde spirituel. On distingue par conséquent deux réalismes : celui du monde sensible ("Ceci est") et celui du monde spirituel ("Je suis"). C'est grâce à l'habitus de sagesse qu'on peut vraiment saisir le "Je suis" sinon il reste submergé par l'imaginaire où il n'y a aucun réalisme. À terme l'habitus de sagesse permet un jugement à partir d'existence visant l'être premier et conduisant à sonder en soi à la fois son autonomie et sa dépendance à l'égard de cet être premier. C'est tout à fait curieux de voir que ces deux jugements touchent deux extrêmes de la qualité.

 

Tout cela amène à poser la question de la qualité du point de vue de l'être. Ne plus étudier la qualité au niveau métaphysique met tout particulièrement en position de se laisser absorber par l'imaginaire. Pourquoi ? Parce qu'on a tant de peine à saisir la substance par l'induction qu'il est toujours possible de glisser dans le figuratif alors que justement la qualité remet en contact direct avec le réel. C'est la découverte du principe premier selon la forme de ce qui est qui garantit le réalisme, l'expérience de la qualité confirmant ce réalisme. Le monde d'aujourd'hui, on l'a vu, évacue complètement la substance, et non seulement on la remplace par la relation mais on ne distingue plus relation de raison et relation réelle. Dans ces conditions on ne peut plus découvrir ce qu'est le réalisme puisque la relation dispense de la distinction réalisme-idéalisme. Les qualités sont pour la connaissance le premier dépassement du conditionnement quantitatif du corps car nous ne sommes pas purs esprits, le corps conditionnant terriblement, et en premier lieu du côté quantitatif ! Parfois le poids est si fort qu'on reste terrassé sans arriver à se redresser pour apercevoir l'aspect qualitatif, le rouge de la fleur, la lumière du matin… Je connais une femme, toute fracassée dans son corps, qui un jour a perçu le rouge d'une fleur et qui véritablement le contemplait… Comme je lui faisais remarquer que c'était assez banal, elle m'a répondu : "Mais tu ne te rends pas compte ! C'est incroyable ! Comment peut-on trouver ça normal ?!?"…

 

Il faut s'efforcer de comprendre ce qu'est cette conscience interne de la connaissance, d'une part "ceci est" et "je connais", et d'autre part "je suis" et "je me connais". Ce sont les deux expériences permettant de dépasser le conditionnement mais il faut sans cesse les deux. Lorsque tu atteins la lumière en voyant, tu es au-delà de la quantité, mais pourtant la lumière est indivisible et tu ne peux pas la définir. Il y a une connaissance unique de la lumière, que par exemple les peintres expérimentent souvent, comme il y a une expérience unique du toucher, que par exemple les cuisiniers connaissent bien. Ensuite et surtout il y a la connaissance de soi…

 

Dans ces conditions que représente la qualité du point de vue de l'être ? Ça n'est vraiment pas facile de répondre !

 

On peut dire que la qualité apparaît comme la détermination ultime au point que d'une certaine façon elle est comme au-delà même de la détermination car elle est ordonnée à quelque chose qui nous dépasse. Tu comprends ?

 

La qualité permet de passer de la forme à ce qui est le terme ou l'au-delà de la forme, et qu'on appelle l'acte. C'est pour cette raison que la qualité permet de poser le jugement d'existence, "Ceci est", qui est au-delà de la forme, comme "Je suis" l'est également. La qualité a ceci de particulier - c'est tout à fait capital de le comprendre - qu'on ne peut pas la définir uniquement par la forme car encore une fois elle est distincte de la quantité et indivisible… Ne disons pas pour autant que la quantité est l'ennemie de la qualité, non, mais enfin c'est tout de même souvent comme ça que les choses se présentent ! Est-ce que tu préfères une grosse quantité de vin ou une qualité particulière ? Voilà en général comment la bagarre commence ! Alors certains sont pour la quantité et à la question de savoir si c'est bon ils répondent que ça n'a pas beaucoup d'importance du moment qu'il y en a assez. Pour Thomas d'Aquin la qualité est la noblesse de la forme et tu vois, Ino, elle oblige à mettre un adjectif à la forme car je ne dis pas "Inopinée" point final, non, je dis "Inopinée est sensible", et par conséquent je signifie que la sensibilité est la noblesse d'Inopinée, un au-delà d'elle-même qui pourtant lui appartient. C'est quand même grand ça ! La qualité est ce qui qualifie la forme et c'est pour ça qu'on a la qualité de la qualité ! Tu te rends compte ? La forme est déjà déterminée et la qualité vient la qualifier davantage encore pour y mettre quelque chose de plus, et même d'ultime puisque nous basculons dans la finalité !

 

Regarde Ino, ton intelligence et ta connaissance sont des qualités mais tu ne peux pas en rester là si tu comprends la qualité. Pourquoi ? Parce que ta connaissance est immergée dans le devenir, ce qui implique donc le conditionnement de l'image et des sensations. Pour avoir la connaissance à l'état pur tu es obligée d'acquérir l'habitus de sagesse et c'est par lui que tu qualifies pleinement ton intelligence. Pour cette raison une métaphysique qui va au bout, c'est-à-dire qui atteint la sagesse, dispose à la qualité la plus parfaite. C'est tout simplement la qualité qui te permet de saisir ce qu'il y a en toi de sacré et de divin comme disaient les Anciens. Il y a effectivement en toi quelque chose ordonné au divin puisque tu peux, par ta connaissance, atteindre l'être premier, celui que les traditions religieuses appellent "Dieu", et Le contempler. Par conséquent il y a pour le moins quelque chose de tout à fait particulier dans la qualité, qui est le dépassement de la forme et qui reste pourtant encore la forme : c'est ça l'habitus !

 

En outre l'être métaphysique est un donné tandis que l'habitus de sagesse s'acquiert. Voilà pourquoi on aime tant la qualité car elle est l'être qu'on acquiert et qui est sien ! On pourrait presque dire que la qualité est le plus-être… L'habitus pour l'intelligence permet d'atteindre la réalité dans une profondeur qu'autrement on n'atteindrait pas et donc la vie est qualifiée dans une profondeur unique. C'est bien une modalité de l'être qui est touchée, particulièrement pointue et ultime ! Nous nous trouvons précisément là à la frontière entre ce qui est notre propriété et ce qui n'est plus nous : l'être. J'espère que tu réalises où nous nous trouvons, Ino, rien moins qu'en train de basculer dans le sublime…

 

Et puis c'est par la qualité qu'on peut faire le lien entre l'être et l'anthropologie. Cette dernière regarde ce qui est à moi, et l'être en moi, c'est moi ! Mais comment puis-je dire que l'être en moi est à moi puisque je le reçois gratuitement ? Tu existes aussi, avec autant d'être que moi, et pourtant tu n'es pas moi ! Tu vois un peu d'ici la jalousie métaphysique ?!? Nous n'allons tout de même pas nous battre !?! Non, car si je différencie substance et habitus de sagesse (ou qualité), autrement dit je distingue l'être de mon être, c'est-à-dire la substance reçue de l'habitus acquis… Ainsi du point de vue de l'être la qualité fait le lien entre métaphysique et anthropologie. La qualité c'est l'être par rapport à moi, celui qui me qualifie et me fait comprendre ce que je suis, c'est l'être pour moi, celui qui m'appartient ! Dès lors quel est le lien entre substance et qualité ? Si la qualité permet de comprendre que ma substance est mon âme, je suis obligé de la dépasser pour atteindre la substance elle-même car mon être, avant d'être mien, est celui de l'être premier et créateur. Mon être n'est pas d'abord mon être, il est premièrement l'être de celui qui m'a créé… C'est donc bien la qualité, ce caractère particulier de l'être, qui peut réellement se révéler mien. Dans le "Je suis" on fait l'expérience intime de l'être tandis que dans le "ceci est" il y a une sorte d'anonymat puisque toute réalité autour de soi existe et peut être nommée "ceci". Quand tu dis "Je suis", tu es seule à pouvoir le dire, Ino, ce qui est très particulier et unique puisque tu saisis l'être de l'intérieur, donc qualitativement. Or saisir l'être qualitativement est une chose énorme, qui va contre tout l'anonymat de l'universel, et ceux qui restent dans l'être anonyme risquent toujours de glisser vers la logique et l'imaginaire. Pourquoi Heidegger est-il tant en opposition avec l'être anonyme ? Parce qu'il n'a très probablement jamais saisi l'être au-delà de son être. Il identifie l'être et la qualité dans son "Je suis", ce qui manifeste une certaine noblesse en même temps qu'une tragique limite. Hegel quant à lui a voulu dépasser la qualité pour atteindre l'être mais il est tombé dans le dynamisme de la qualité qui veut toujours aller plus loin et ne jamais s'arrêter… C'est d'ailleurs bien pour ça qu'il est épuisant à suivre ! Il est complètement pris par la séduction de la qualité mais n'a très probablement pas non plus dépassé le "Je suis" par le "Ceci est" pour atteindre vraiment l'être. Si on reste dans "Je suis" on s'enferme dans le côté spirituel de la qualité, ce qui est très séduisant mais rend autiste du côté de la finalité. Heidegger n'est pas du tout attiré par le côté spirituel de la sagesse, mais Hegel si ! Il y a là deux grands philosophes de la qualité, Heidegger sous l'aspect quidditatif et de la noblesse de la forme, Hegel sous l'aspect dynamique de la qualité ordonné vers l'acte… qui n'est pas l'acte.

 

On ne peut pas faire une philosophie de l'acte à partir de la qualité mais la qualité oblige à faire une philosophie de l'acte. Faire une philosophie de l'acte à partir de la qualité reviendrait à se confiner dans le "Je suis", donc dans une sagesse immanente. ça n'est pas rien puisque c'est déjà la sagesse, mais c'est saisir la qualité d'une façon qui n'est plus métaphysique, donc réaliste.

 

Finalement on peut faire ce réglage fin et dire que la qualité n'est pas l'être mais une disposition de la substance, tandis que la substance est, puisqu'elle demeure premier principe selon la forme de ce qui est. On ne peut donc pas saisir la substance sans le jugement d'existence tandis qu'on peut saisir la qualité indépendamment de l'être, mais à ce moment-là on la saisit de façon anthropologique alors qu'on ne peut pas faire d'anthropologie de la substance, enfin si, par l'âme, et c'est bien là le danger dont on a parlé : identifier substance et âme. Ainsi, comme Hegel, on peut très bien rester enfermé dans l'aspect qualitatif de l'anthropologie… C'est assez subtil mais finalement on a deux types d'anthropologie de la qualité avec Heidegger et Hegel.

 

En outre le gros avantage de la qualité est qu'on en a l'expérience tandis qu'on n'a pas l'expérience de la substance… ceci expliquant pourquoi on se rabat si facilement sur l'âme puisqu'on en a une certaine expérience intime. La substance ne peut qu'être saisie par un toucher inductif de l'intelligence tandis qu'on a l'expérience de la qualité, du moins si on est encore un peu qualitatif et pas trop englué dans le positivisme, l'avantage de l'art étant d'ailleurs de mettre en lumière les qualités. C'est vrai, un artiste ne peut normalement pas rester dans le domaine de la science et cherche sans cesse à entrer dans celui de la qualité. Pour autant la poésie et l'émotion ne touchent pas l'être mais reste au niveau de la qualité : l'inspiration artistique n'est pas la métaphysique. Finalement la qualité est si séduisante qu'il est extrêmement difficile de la dépasser pour aller à l'être… Tu te souviens : je t'aime malgré tes qualités !?!

 

L'habitus de sagesse donne donc une qualité ultime mais qui reste une qualité. Ce qui sera acte c'est la contemplation, opération spécifique de l'habitus de sagesse. Lorsque tu contemples, Mademoiselle Ino, tu n'es plus dans la qualité car tu es tournée vers ce que tu contemples. Or ce que tu contemples n'est pas ta qualité mais une réalité qui t'attire au-delà de toi et te finalise. Tu es alors en extase Mademoiselle Inopinée, tout simplement parce que tu te trouves au-delà de toi-même !

 

Il faut bien voir que le but de la contemplation n'est pas la contemplation elle-même mais d'être tourné vers ce qui nous finalise. Il est utile de le préciser puisqu'il y en a comme ça qui se tâtent l'âme en contemplant. En cela ils ne contemplent plus car ils aiment mieux le résultat de la contemplation qui les qualifie que l'objet de la contemplation lui-même. Il y a donc encore un aspect subjectif et un aspect objectif, ceux qui contemplent en se regardant se lassant d'ailleurs assez vite car ça n'est jamais bien longtemps fameux ! L'orgueil est tapi là et on peut mettre un certain temps à s'apercevoir qu'on s'est en réalité spécialisé dans la contemplation de soi-même…

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article