Lettre 41 : la quantité médiatrice

Publié le par mademoiselleinopinee

Tu soupçonnes un lien entre le mal et la quantité ?!? Attention de ne pas les identifier tout de même ! Il est certain que la quantité est de l'ordre du conditionnement qui, lorsqu'il devient primordial, voile la finalité. Tiens, regarde, aujourd'hui on ne fait pratiquement plus de philosophie nulle part, on fait de l'histoire de la pensée en expliquant tout par le contexte, et c'est bien là aussi la quantité qui prend le pas sur la qualité ! On décrit indéfiniment sans voir que la description, par nature, n'atteint jamais aucun principe.

 

Cette approche, qui privilégie le comment et la quantité, exacerbe en nous l'imaginaire et c'est comme si on n'avait plus le temps de chercher la finalité. La quantité n'est pas le mal, bien évidemment non, mais elle est souvent complice de ce qui, si on lui donne une importance exagérée, se révèle d'une lourdeur insupportable. On comprend très bien comment Platon en vient à dire que le mal c'est la matière… Aristote le contredit et précise qu'elle est la potentialité. Il faut en effet bien voir que la matière est une potentialité radicale dans le monde physique et la quantité dans celui du conditionnement. La quantité n'est pas substantielle et c'est pour ça qu'elle séduit, ou plus exactement c'est pour ça que la matière séduit par la quantité. Et puis ne nions pas que nous avons tous un certain attrait pour le colossal et l'accumulation !

 

En outre, comme on l'a regardé d'assez près, la quantité est liée à l'individuation. Fondamentalement l'individu est en relation avec la quantité alors que la personne spirituelle est ordonnée à la qualité, donc à la finalité. Encore une fois il n'y a pas d'opposition et il ne s'agit surtout pas de tomber dans une dialectique idiote en imaginant une rivalité entre individu et personne, mais il y a certainement là, malgré tout, une mise en place assez secrète à découvrir.

 

Revenons encore une fois au mouton, si tu veux bien, Mademoiselle Inopinée : qu'est-ce que la quantité ?

 

Contrairement à la qualité on ne connaît donc jamais directement la quantité, qui se manifeste le plus souvent par la qualité. C'est par conséquent curieux car la quantité a une très grande emprise sur nous mais n'agit pas de façon explicite, toujours de façon souterraine, comme une taupe.

 

Lorsqu'on cherche ce qu'est la quantité, on voit assez rapidement son aspect médiateur : elle se trouve entre la matière et la qualité car elle les unit et se révèle ainsi de l'ordre de la disposition. Lorsque Thomas d'Aquin dit que la disposition se prend du côté de la matière, il signifie qu'elle relève de l'aspect quantitatif. La quantité n'est pas une détermination parfaite mais plutôt, et de façon un peu paradoxale, une détermination indéterminée… Elle détermine en disposant mais dans tous les cas n'est jamais ultime puisqu'elle est intermédiaire. De ce point de vue elle est exaspérante ! C'est vrai que c'est assommant quelqu'un qui reste toujours intermédiaire et dans une position neutre. Ainsi la quantité se voile derrière la matière et la qualité, et pourtant elle se mêle de tout en étant présente à la totalité du monde physique puisque c'est même elle qui permet le contact avec lui.

 

Il résulte de tout cela qu'intellectuellement on ne peut pas saisir la quantité directement mais uniquement en l'actuant. C'est un petit peu comme la matière qu'on saisit uniquement par la forme et dont on n'a qu'une connaissance analogique, jamais directe. Je parle bien évidemment de la matière prise au sens philosophique, non pas au sens scientifique. Du point de vue philosophique la matière est toujours connue par une forme et la quantité lui est analogue du côté accidentel : elle ne touche pas directement la substance mais se présente comme intermédiaire et de l'ordre de la disposition, demandant à être actuée pour être connue puisque c'est en la mesurant ou en la divisant qu'on la connaît. Tu chiffres par exemple la quantité de vin contenue dans un tonneau en la mesurant par le litre, pas autrement, et donc tu mesures une quantité pour savoir non pas ce qu'elle est mais ce qu'elle représente. Or si on connaît la quantité par la mesure, pour autant cette mesure n'est pas la quantité : la mesure actue la quantité, c'est-à-dire la signifie. Il y a donc corrélation entre mesure et quantité puisque la quantité mesurée, autrement dit actuée ou signifiée, est relative à la mesure. La quantité est ainsi ce qui est ordonné à la mesure puisqu'elle est ce qui est susceptible d'être mesuré, et c'est bien le divisible qui peut être mesuré ! Par conséquent on peut dire que la quantité est une forme divisible, et en effet elle est bien une forme, à la différence de la matière qui est puissance pure : elle est la forme dans la matière, ce qui lui donne son étendue, sa divisibilité et sa capacité d'être mesurée, tandis que la matière comme telle, sans la quantité, n'est pas mesurable.

 

Malgré tout, dans le monde scientifique et mathématique, matière et quantité sont identifiées... Mais lorsque Descartes dit que la quantité est l'étendue, c'est faux. L'étendue n'est pas la quantité, elle est l'effet de la quantité dans la matière : c'est la quantité qui met l'étendue dans la matière, et on peut même dire que la quiddité de la quantité est le divisible.

 

Par ailleurs il faut comprendre qu'en distinguant quantité discrète et quantité continue on se trouve en présence de deux aspects différents de la matière. Il y a une quantité plus fondamentale, qui divise moins profondément la matière, le continu, et qui est la quantité avec le situs, c'est-à-dire la position, comme la grandeur, tandis que la quantité discrète est une quantité beaucoup plus formalisée, comme le nombre. Le nombre a sa physionomie propre et cela pose une question philosophique très intéressante : est-ce qu'en parlant de la quantité et du nombre on n'introduit pas dans la quantité une qualité qui lui est propre : la figura ? J'emploie le mot latin "figura" sinon on pense tout de suite à la figure, et c'est délicat de parler de la physionomie d'un paysage… La figura est ce qu'il y a de plus qualitatif dans la quantité. Il est clair que la figure d'une personne est de l'ordre quantitatif, mais qu'en même temps elle est ce qu'il y a de plus animé et de plus expressif dans le corps. La figure est un peu la victoire de la forme sur la quantité et Platon dit même des yeux qu'ils sont du feu… Remarque qu'il y a aussi de ces yeux cendreux ! Bref, la quantité humaine est une quantité vivante, aboutissant à la figure qui est, dans l'ordre de la quantité, ce qu'il y a de plus proche de la qualité. Dès lors est-ce la quantité continue et de la quantité discrète ne seraient pas des quantités qualifiées ou bien est-ce qu'elles restent toujours quantités pures ? C'est un problème intéressant et délicat car pour connaître la quantité il faut tout le temps revenir à ces deux formes différentes de quantité, le continu et le discret. Est-ce que cette différence spécifique demeure à l'intérieur de la quantité ou bien est-ce qu'elle implique la qualité ?

 

On distingue l'arithmétique et la géométrie en fonction de ses deux aspects, quantité discrète et quantité continue, mais l'arithmétique et la géométrie étudient-elles toujours la quantité ? Elles la formalisent et la thématisent : elles la regardent pour elle-même et se présentent même comme le logos de la quantité. Or en philosophie on ne regarde jamais la quantité pour elle-même puisqu'elle apparaît comme intermédiaire. Il n'y a donc pas de quantité première, justement parce qu'elle est cet intermédiaire entre la matière et la qualité. La quantité révèle donc immédiatement deux aspects d'elle-même, l'un tourné vers la matière qu'elle formalise et l'autre tourné vers la qualité qu'elle supporte, de sorte que c'est bien la quantité elle-même qui se divise en quantité continue et quantité discrète, toujours parce qu'elle est médiatrice. Un intermédiaire n'est jamais simple puisque c'est le propre de ce qui est premier de l'être, autrement dit de ce qui n'est pas intermédiaire. Ainsi la qualité est simple parce qu'elle est ultime, comme la substance est simple parce qu'elle est première, tandis que la quantité n'est pas simple, n'étant ni ultime ni première. Par conséquent et finalement, la source de toute complexité et de toute dualité provient de la quantité… C'est aussi curieux que fondamental de voir ça ! Par exemple ton corps, Mademoiselle Inopinée, qui est source de quantité, est également source pour toi de complexité et de dualité. C'est à cause de ton corps que tu ne peux jamais être tout à fait simple ! Pour t'en convaincre il suffit de te regarder dans une glace et de constater que les autres te voient autrement que tu ne t'expérimentes toi-même… Or la simplicité serait justement que les autres te voient comme tu te connais ! On a notamment une nostalgie de cette simplicité dans l'amitié car on voudrait être vu comme on se voit, connu comme on se connaît… D'ailleurs quelques fois on s'entend répondre "Mais je te vois beaucoup mieux que tu ne te vois !"… Et pourquoi le copain dit-il ça ? Parce qu'il estime nous voir objectivement alors même que nous nous connaissons subjectivement… Et là, hop ! parade, on répond "Mais dis donc, la subjectivité permet de se voir de façon beaucoup plus profonde que l'objectivité !"… Esquive de l'interlocuteur "Non, même la subjectivité réclame l'objectivité pour être vraiment juste…"… Sur ce on se querelle sur la subjectivité et l'objectivité, dispute provenant comme d'habitude… de la quantité !

 

C'est intéressant, non, la quantité ? Il y a toujours deux regards possibles et on ne pourra jamais supprimer cette dyade. Faut-il pour autant accuser celui ou celle qu'on aime de ne pas nous voir comme on se connaît soi-même ? Probablement pas… Il faut admettre qu'on est chacun source de complexité, à cause de la quantité qui n'est jamais simple. C'est par exemple extrêmement important pour la psychologie qui n'existe que parce qu'il y a la quantité, et il est à peu près certain que les anges ne vont pas chez le psychologue ! Plus on est simple plus on est hors d'atteinte de la psychologie car tout est assumé par la finalité, c'est-à-dire par ce qui est simple. À l'inverse, ceux qui s'écartent de la finalité sont de plus en plus complexes et deviennent la proie des psychologues. Or la situation limite en amour c'est lorsqu'il n'y a plus que la psychologie pour regarder le seul conditionnement, donc la quantité. De fait lorsque l'amour en est là, entièrement pris par le conditionnement, c'est qu'il avoue son infirmité et son impossibilité d'atteindre une fin. Nous nous trouvons alors face à une morale de situation, qui est celle des malades et des psychologues. Le conditionnement radical c'est la matière mais la matière pure n'est pas intelligible. C'est donc la quantité qui apporte une certaine intelligibilité au conditionnement et à la matière. Ça n'est pas très reluisant comme intelligibilité, car excessivement potentiel, mais enfin tout de même, le divisible montre une certaine intelligibilité et appelle la mesure.

 

Est-ce que justement ça ne fait pas comprendre comment, lorsqu'il s'agit de psychologie, on cherche surtout une méthode ? Quel est le lien entre mesure et méthode ? C'est que la mesure et la méthode se substituent à l'objet de connaissance... Tu sais Ino, c'est aussi mignon qu'un gosse tentant de mettre l'océan dans le trou qu'il a creusé sur la plage, à l'aide de son seau, persuadé qu'il connaîtra l'océan en l'épuisant par sa petite mesure. Il n'a pas tout à fait tort puisqu'on ne connaît une quantité qu'en la mesurant, mais la scène est comique car ce que connaît le gosse c'est son seau, pas l'océan ! Or la psychologie fait ça et la raison pour laquelle elle a besoin d'une méthode qui lui permette de mesurer, oubliant souvent que toute méthode est extrinsèque au mesuré, car on prend bien une mesure distincte de la quantité pour mesurer ! C'est donc une connaissance extrinsèque, pas une connaissance propre, la quantité comme quantité et le divisible comme divisible échappant à la connaissance, exactement comme l'océan échappe au gamin ! Ainsi c'est bel et bien la méthode et la mesure qu'on connaît, pas la quantité elle-même ! Comme on le disait, si tu veux mesurer une quantité de vin tu utilises une unité que tu connais, le litre, mais tu ne peux pas approcher directement la quantité de ce vin, et c'est bien le litre que tu connais, c'est-à-dire ce par quoi tu formalises cette quantité de vin… Tu comprends Ino ? Lorsque tu dis qu'il y a dix litres de vin dans tel tonneau, ce que tu connais c'est le litre, pas directement la quantité de vin, et donc c'est une unité de mesure qui te permet d'exprimer une quantité en décrétant que ce que tu connais est x fois compris dans ce que tu mesures, tandis que de la quantité elle-même tu ne peux rien en dire directement, c'est-à-dire sans ton litre… Ça a l'air idiot ce que je te dis, mais en réalité c'est crucial ! C'est l'homme, tu sais, qui a inventé le litre, la mesure, la méthode, la logique… Les litres, les kilos et les méthodes ne poussent pas sur les arbres !

 

Le domaine de la quantité est intéressant en cela qu'il montre quelque chose échappant à toute connaissance directe, et par conséquent ce que prend mon filet je l'appelle poisson, autrement dit ce que je suis capable de mesurer je l'appelle quantité… En réalité je connais la mesure, ou quelque chose qui peut se ramener à elle, mais ce quelque chose ne m'apprend rien sur la nature de la quantité. Ainsi le divisible n'est pas la mesure, mais comme on connaît le divisible uniquement en le mesurant, on l'humanise en le ramenant à quelque chose de connu. On a finalement horreur de se trouver face à ce qui échappe à la connaissance, et on a tendance à tout ramener à ce qu'on connaît. Il faut là ne pas se priver de sourire de cet orgueil de notre intelligence qui a toujours réponse à tout...

 

Lorsque l'on mesure la quantité on introduit en elle quelque chose qui n'est pas elle, et par là on domine, mais on ne connaît pas la quantité pour autant, car une chose est de dominer, une autre est de connaître… et il est très vrai que nous dominons en mesurant car nous pouvons utiliser ce que nous avons mesuré. Nous utilisons donc la quantité parce que nous la mesurons, sinon nous ne pourrions rien en faire. Par ailleurs le psychisme est l'analogue de la quantité dans l'ordre de l'intentionnalité et comme on a tous une intentionnalité psychique divisible par l'imaginaire, on mesure les façons du voisin pour pouvoir en dire un peu quelque chose.

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