Lettre 20 : individu et personne

Publié le par mademoiselleinopinee

Tu as l'air amusé par la question de savoir si l'âme de l'homme et l'âme de la femme sont spécifiquement les mêmes ! C'est une interrogation qui finalement n'a rien d'une plaisanterie, la preuve, Platon raconte que l'âme de l'homme et celle de la femme ne sont pas de même espèce. Il prétend que si l'homme se conduit mal il se réincarne en femme tandis que la femme se réincarne en vache. Et effectivement, certaines femmes sont parfois assez vaches… mais pas toi, Ino, ça n'a rien à voir ! En tout cas beaucoup de femmes aiment Platon et ont horreur d'Aristote, cet aspect de la pensée platonicienne étant comme par enchantement gommé…

 

Aristote est le premier à considérer explicitement que l'âme de l'homme et de la femme est spécifiquement la même et c'est à partir de là qu'il parle de "Philia", autrement dit d'un lien d'amitié possible entre l'homme et la femme, car si leurs âmes n'était spécifiquement identiques il ne pourrait pas y avoir de lien d'amitié entre eux. Tu n'es pas l'amie d'une vache, tout de même, Ino, enfin d'une vraie vache j'entends…

 

En outre l'expérience de l'amitié est plus grande que celle de la procréation et on a aujourd'hui beaucoup de mal à le comprendre. Ainsi il y a entre l'âme de l'homme et de la femme des différences de modalités du fait de leurs corps différents, comme entre leurs intelligences respectives qui ont des perspicacités différentes, tout ça n'affectant pour autant pas une identité spécifique. Par ailleurs on note qu'il y a bel et bien un véritable amour possible entre l'homme et la femme, ce qui implique une finalité commune. Quand bien même on s'en tiendrait à la vie végétative on n'en verrait que la finalité est la procréation, par la coopération, d'accord, mais la finalité est bien la même ! D'ailleurs on définit et reconnaît une espèce animale par la capacité des individus qui la composent à se reproduire. C'est ça qu'il faut bien voir : puisqu'il s'agit d'une seule et même finalité c'est que nous nous trouvons devant une opération vitale spécifiquement identique, je dis bien spécifiquement, car il y a évidemment deux modalités très différentes dans l'exercice physique de la procréation : la causalité matérielle, donc celle du corps, joue deux rôles distincts, aussi déterminants l'un que l'autre, mais cette différence n'est pas d'ordre spécifique puisqu'il y a complémentarité en vue d'une même fin. Ainsi c'est cette même finalité qui indique l'identité spécifique de l'âme de l'homme et de la femme, la dissimilitude résidant du côté de l'exercice et de la disposition, donc du côté matériel et physique.

 

Si tu veux, Mademoiselle Inopinée, revenons à l'individuation qui touche au singulier ainsi qu'au double point de vue de la substance et de la cause matérielle.

 

Tu vois comme c'est curieux qu'en métaphysique pure la cause matérielle n'existe pas en ce sens qu'il n'y a pas de cause propre matérielle puisque la matière est pure indétermination, mais dès qu'on regarde le conditionnement, donc l'exercice et le comment, la cause matérielle intervient et individualise : toutes les opérations humaines sont individualisées. Tu verras de plus en plus nettement la distinction entre individu et personne. En effet Thomas d'Aquin parle de l'acte d'homme d'une part et de l'acte humain d'une part, mettant en avant une différence entre individu et personne. La personne c'est l'individu doté d'une âme spirituelle, intelligence et esprit. Elle assume donc l'individu, même si parfois elle est un peu débordée…

 

Par exemple tout ce qui se passe dans le sommeil est individuel et non pas personnel puisque la personne se repose ! Ce qui advient dans le sommeil est donc un acte d'homme, non pas un acte humain... Pour bien préciser les choses on peut dire qu'un chevreuil est un individu et que donc en nous il y a le chevreuil et la personne : nous sommes des animaux spirituels, c'est-à-dire des individus dotés d'une âme spirituelle, avec une intelligence et une volonté spécifiquement humaines. Pas mal, non ?!? On discerne donc où passe la frontière et puisqu'il s'agit bien non pas de séparer mais de discerner on touche ce qu'est une personne individualisée, ou plutôt un individu personnifié !

 

Nous expérimentons même une sorte de hiatus entre ce qui en nous est individu et ce qui est personne. Celui-là déclare "Il faut me prendre comme je suis. Je sais bien que je suis parfois insupportable mais c'est parce que mon père était comme ci, tandis que ma mère était absolument comme ça, alors j'ai souffert et je reproduis la passé malgré moi."… Et voilà ! L'individu c'est l'atavisme, les origines, l'héritage génétique… et aujourd'hui on ne regarde plus que ça pour expliquer tout et n'importe quoi. On subit d'autant plus facilement l'individu que la psychologie ramène tout à lui sans considérer la personne dont elle ne dit formellement rien puisqu'elle refuse de considérer la finalité. C'est d'ailleurs probablement là qu'on saisit le mieux la différence entre psychologie et philosophie réaliste.

 

En chacun de nous il y a un individu et une cause matérielle, donc il y a une sorte de vagabond puisque la cause matérielle est la cause errante. Ainsi, tandis que l'errant se laisse mener par son atavisme individuel, la personne fait ce qu'elle peut pour gérer l'individu, prenant plus ou moins la main mais en réalité elle n'est jamais tout à fait victorieuse.

 

Dès lors qu'est-ce qui fait l'individu dans sa structure profonde : est-ce une collection originale d'accidents (atavisme, héritage génétique…) ou quelque chose de plus profond et substantiel ? On peut en effet considérer soit que le principe de l'individuation repose sur une collection d'accidents à l'intérieur de l'espèce (une sorte de carte d'identité génétique) soit que le fondement de l'individuation est plus qu'accidentel : il est substantiel. Choisis Ino !

 

Thomas d'Aquin dépasse cette dialectique en montrant ce qu'il y a de juste dans l'une et l'autre des deux affirmations, et en même temps de trop partiel de part et d'autre. Il commence par rappeler que pour résoudre la question il faut savoir quelle est la cause de la triple diversité dont on parle, corps, âme et composé de corps et d'âme. Pour une fois je te donne le texte, pris dans son Commentaire du De Trinitate de Boèce et nous le commentons au fur et à mesure.

 

"Comme dans l'individu composé dans le genre de la substance, il n'y a que ces trois : matière, forme et composé, il faut que l'on trouve dans l'un de ceux-ci la cause de cette diversité.".

 

En effet qu'y a-t-il en toi Ino ? Il y a l'âme, le corps et le composé des deux.

 

"Le composé est plus que les parties…".

 

Le composé est un tout et ce tout étant l'ensemble des parties, il est plus que les parties.

 

"Il faut donc savoir que la diversité selon le genre se ramène à la diversité de la matière, que la diversité selon l'espèce se ramène à la diversité selon la forme, mais que la diversité selon le nombre se ramène en partie à celle de la matière, en partie à celle de la forme, et en partie à celle de l'accident.".

 

Ici Thomas n'explique rien du tout ! C'est comme dans le sketch de Fernand Reynaud où le sergent demande à la troupe combien de temps met le fût d'un canon pour se refroidir, la bonne réponse étant un certain temps !

 

Il n'empêche que c'est grand de voir que rien ne tombe tout cuit dans une intelligence comme celle de Thomas d'Aquin : il tâtonne ! Ça rassure de voir qu'un bonhomme pareil a été obligé de réfléchir et de travailler, que le talent ne suffisait pas… Il se dit qu'il doit y avoir quelque chose de l'âme, quelque chose du corps et très vraisemblablement quelque chose des deux… Saint Thomas pense tout haut et pour l'instant il n'explique rien, il réfléchit ! La question demeure entière : Qu'est-ce qui fait que l'individu est individu ?

 

Ensuite il expose comment la matière réalise la diversité dans le genre et comment la forme réalise la diversité dans l'espèce pour aborder après la question qui l'intéresse spécialement, c'est-à-dire la diversité propre aux individus d'une même espèce. S'appuyant sur une affirmation d'Aristote il déclare : "Comme les parties du genre et de l'espèce sont la matière et la forme, ainsi les parties de l'individu sont cette matière et cette forme. C'est pourquoi, comme la diversité de la matière ou de la forme, prise absolument, réalise la diversité dans le genre ou dans l'espèce, ainsi cette forme et cette matière réalise la diversité numérique. Or, aucune forme, en tant que telle, n'explique celle-ci par elle-même.".

 

Tu comprends ce qu'il raconte ? Il dit que la forme par elle-même n'explique pas cette forme-là, autrement dit que telle âme par elle-même n'explique pas qu'elle soit cette âme particulière, ou encore, si tu préfères, il note que ton âme spécifiquement humaine n'explique pas par elle-même que tu aies cette âme particulière, une et unique. Il exclut donc la forme comme principe d'individuation, à l'opposé de Duns Scot…

 

Tu vois Inopinée, les gens revendiquent à tout propos leur individualité et leur caractère unique et puis ils ne se demandent pas pour autant d'où vient cette originalité dont ils sont si fiers. Remarque que ça n'est pas si facile à comprendre.

 

Alors donc qu'est-ce qui fait que ton âme est ton âme ? Toute l'argumentation de Thomas d'Aquin veut montrer que ton âme n'est ton âme que lorsqu'elle est reçue dans telle matière. Ainsi souligne-t-il le composé âme et corps tout en maintenant que la matière en elle-même est indistincte et puissance pure. Bien, mais alors comment se fait-il que cette forme, c'est-à-dire ton âme, devienne justement cette forme-là ou cette âme-là en rencontrant ton corps ? C'est la matière en tant qu'elle est source de divisibilité et de division, autrement dit, et là il faut être très précis, l'âme n'est pas individuée parce qu'elle est reçue dans la matière mais parce qu'elle est reçue dans telle matière distincte et déterminée de façon individuelle. En effet, comme on l'a vu, la matière en elle-même, puissance pure, ne peut être source d'individuation mais c'est la matière quantifiée qui est source de distinction et de divisibilité.

 

Il faut bien comprendre que la rencontre entre la cause matérielle (le corps) et la cause formelle (l'âme) se fait à travers la quantité. Cela signifie que la matière indéterminée est d'abord déterminée par la quantité, l'individuation étant cette rencontre entre l'âme et la matière "accidentée" d'une quantité.

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