Lettre 21 : la matière quantifiée

Publié le par mademoiselleinopinee

Si un jour tu voulais aborder Thomas d'Aquin ne l'accoste peut-être pas par la Somme théologique mais plutôt par la Somme contre les Gentils qui est comme une rencontre entre Aristote et lui. C'est l'écrit le plus philosophique de Thomas d'Aquin puisqu'il montre ce que l'intelligence peut atteindre par elle-même et sans la foi.

 

Revenons à l'individuation…

 

Qu'est-ce qu'on veut dire, Mademoiselle Ino, en affirmant que tu es individu, donc être individuel ? Que tu es indivise et irréductible, une unité en toi-même : Inopinée le solitaire. Tu ne peux pas céder ton oreille gauche à ton voisin, et c'est presque aller à contre-courant que de le rappeler à une époque où on n'a que le mot "greffe" à la bouche, allant jusqu'à tenir l'embryon lui-même pour une sorte de greffe, alors qu'il est immédiatement individué par rapport à sa mère. En effet le chiffre biologique de l'embryon est tout de suite là, non seulement distinct de celui du père mais aussi de celui de la mère, ce qui est le signe irréfutable d'une individuation.

 

Ainsi la cause agent de l'individuation est l'âme et pourtant l'individuation ne résulte ni de la matière seule ni de la forme seule mais de la rencontre de la matière quantifiée et de la forme : elle est inséparablement liée au corps et à l'âme. Ton âme est particulière parce qu'elle est reçue dans telle matière et l'individu Inopinée le solitaire est un et unique parce que son âme et son corps sont intimement liés l'un à l'autre dans une union substantielle.

 

Question : Est-ce que le signe de l'unité biologique est une preuve de la présence de l'âme ? Pas nécessairement, sinon la science biologique atteindrait l'âme alors qu'elle en reste à une connaissance du divisible. Or l'âme ne peut être manifestée ni par le divisible ni par une matière subissant des dimensions non déterminées.

 

Si la science biologique atteignait l'âme elle atteindrait la substance et l'être ! Elle serait alors qualitative, non plus quantitative et s'appuyant, comme elle le fait, sur le microscope électronique. Non, on ne verra jamais l'âme en grossissant quoi que ce soit car un microscope agrandit uniquement ce qu'il connaît, autrement dit le divisible, donc la matière liée à la quantité, c'est-à-dire finalement les sensibles communs et non pas les sensibles propres. Les sensibles propres, comme tels, sont qualitatifs et la qualité ne peut être agrandie puisqu'elle est indivisible. Nous reviendrons sur ce point essentiel… que Descartes a mis à l'envers.

 

L'embryon, étant donc immédiatement individué, montre qu'il est un être autre que son père et sa mère. Par conséquent il doit être respecté en fonction même de son altérité, c'est-à-dire en fonction du fait qu'il est autre que quiconque. Regarde Ino, est-ce que tu peux te couper le petit doigt ? Pas facilement tout de même, il fait partie de toi… Bon d'accord, tu pourrais envisager de t'en séparer s'il était gravement infecté, pour sauver ton corps par l'abandon d'une de ses parties, et dans ce cas ce serait même une nécessité car ton petit doigt n'est pas un individu, justement ! Mais l'embryon n'est pas un petit doigt, il est un individu dont la mère est responsable. Pour autant quand reçoit-il une âme spirituelle, autrement dit, quand cet individu devient-il une personne ? On sait qu'il le deviendra puisqu'il contient dès le premier moment toute une personne en puissance et se révèle essentiellement ordonné à cela, mais à quel moment l'âme est-elle effectivement présente ?

 

À mon avis personne ne peut et ne pourra jamais répondre à cette question. La vie humaine est encadrée par deux catacombes : la naissance de la personne et sa mort. Pourtant on a tous vécu une naissance et, si je puis dire, on vivra tous une mort.

 

Peut-on alors distinguer la disposition de l'embryon à la personne humaine de cette véritable propriété de l'âme qu'il devient ? Oui, au plan philosophique mais pas au plan scientifique, et donc on ne peut pas préciser le moment. Pourquoi ? Parce que la science atteint toujours les choses de l'extérieur, par une connaissance qui mesure, et comment pourrait-on sonder la présence de l'âme ? Il n'y a que Dieu qui, s'il existe, est intérieur et connaît l'intimité de ses créatures, la connaissance philosophique essayant de façon besogneuse de l'imiter. Elle y arrive un peu lorsqu'elle bascule dans la contemplation et la sagesse. Lorsque je te connais de façon sapientiale, Ino, j'essaye de te regarder de l'intérieur, alors que la connaissance scientifique ou psychologique est extérieure. Ainsi lorsqu'on est réellement connu on l'est surtout de l'intérieur, non pas dans son arbre généalogique et ses mensurations, ni même dans son talent ou ses œuvres !

 

Personne ne peut donc dire à quel moment l'individu devient propriété de l'âme. Par ailleurs la disposition peut très bien venir des parents et conséquemment tout ce qui concerne l'individu relève de causes secondes, tandis que la création de l'âme procède de la cause première. C'est ce que certains ont tant de mal à comprendre en ressassant une individualité qui radicalement n'est pourtant pas ce qui signe leur personne spirituelle ! D'accord, la cause première ne fait pas nombre avec la cause seconde, on l'a vu, les deux étant même intimement et substantiellement liées, mais on peut tout de même les distinguer…

 

Entre parenthèses on peut aussi noter que la cause seconde, les parents et l'atavisme, précède dans le temps la cause première, c'est-à-dire l'âme… Par conséquent l'antériorité temporelle ne fait pas forcément une cause première ! Voir ça n'est pas rien tu sais, Ino ! Une cause n'est pas première sous prétexte qu'elle apparaît première dans le temps…!!!

 

Bref, la science ne touchera jamais les causes premières car elle sera toujours en peine de saisir la qualité de l'intérieur. Beaucoup s'en tiennent aux causes secondes et mesurables, niant les causes premières qui leur échappent parce qu'ils identifient science et sagesse.

 

Ce problème de l'individuation est extrêmement intéressant en cela qu'il montre comment la cause matérielle rencontre la cause formelle et finale, c'est-à-dire la cause de l'âme puisque l'individu n'est pas finalisé par lui-même. L'individualité distingue des autres, c'est tout, et seule la personne finalise. Combien croient se finaliser en accentuant leur individuation de façon infantile ? Quel dommage ! C'est ce qui s'appelle diminuer la vérité.


Lettre 22 : les mœurs de la substance

 

La pensée de Thomas d'Aquin, même si en le suivant on se trouve comme à l'intérieur d'une cathédrale de lumière, ne dispense pas de découvrir par soi-même le principe d'individuation.

 

Avec le problème de la subsistance et celui de l'individuation nous sommes en présence du comment de la substance. C'est pour cela qu'on parle de l'âme et non plus de la substance puisque la façon d'exister de ta substance est d'être ton âme et qu'en dehors d'elle tu n'as pas de connaissance de ta substance spirituelle, car justement elle est ton âme !

 

L'intelligence connaît l'être en cherchant ce qu'il est et en découvrant la substance mais comme toujours lorsqu'on dévoile un principe propre on doit aussitôt se poser la question de comment existe ce principe. À partir du jugement d'existence, par l'induction, nous avons saisi le principe propre, la substance, et vu que l'âme était la substance, mais il n'en demeure pas moins que l'âme est d'abord principe de vie et ensuite principe d'être.

 

Nous cherchons donc maintenant le comment de ta substance, c'est-à-dire la façon dont elle subsiste en toi. Première constatation : elle subsiste dans ton corps. Tu le vois, dès qu'on s'attache à l'étude du comment on passe tout de suite de la substance à l'âme car la manière d'exister de ta substance est bel et bien d'être ton âme subsistant dans ton corps. Ainsi, plus tu entres dans ton intériorité, plus tu expérimentes ton âme, c'est-à-dire ta substance, car c'est le privilège de la vie d'être immanente. Or, est immanent ce qui demeure dans un être, autrement dit ce qui ne résulte pas d'une cause extérieure. Ainsi la cause de ta vie est en toi puisque c'est ton âme. Tu ne vis pas sous l'effet d'une cause qui te serait extérieure, Mademoiselle Inopinée, non ! la cause de ta vie est immanente et c'est en cela que tu es Inopinée le solitaire, transportant avec toi ce qui t'est vital. Par conséquent tu expérimentes ton âme, c'est-à-dire ta substance, encore une fois sans pouvoir expérimenter ta substance autrement que comme ton âme, ce qui signifie que tu n'as pas l'expérience de l'être. C'est une méta-expérience et personne n'a jamais touché l'être, tandis que tu as un toucher intérieur de ton âme et tu expérimentes une sorte de présence à toi-même. On a noté que Heidegger dit de la substance quelle est la présence, et si c'est vrai de l'âme ça ne l'est pas de la substance. C'est bien parce que Martin Heidegger ne distingue pas assez l'être de la vie qu'il affirme ça, rejoignant Platon pour qui, on l'a vu aussi, la substance est la déesse Hestia, celle qui demeure à la maison. Or qu'est-ce qui demeure dans ta maison, Mademoiselle Inopinée ? C'est ton âme, et elle reste même tout le temps à la maison… Tu vois un peu le truc si elle partait se promener en abandonnant la casbah ! À coup sûr elle la retrouverait en ruine puisque ta maison ne peut se passer d'elle, même pendant les vacances…

 

Ainsi, première affirmation : ta substance subsiste dans ton corps auquel elle est liée de façon substantielle.

 

Nous établissons donc nettement une différence entre la cause formelle, qui se manifeste au niveau de l'être, et la cause matérielle, qui se manifeste au niveau de la vie, constatant cette chose très curieuse et impressionnante que sur le plan de l'être il n'existe aucune cause propre de la matière. Nous y reviendrons tellement c'est important mais nous pouvons d'ores et déjà l'affirmer, alors qu'au niveau de la vie le corps est partie essentielle de ta nature. Autrement dit ton âme est présente à ton corps qui subsiste par elle. Lorsqu'il y a séparation du corps et de l'âme c'est la mort, et au corps se substitue un cadavre. D'ailleurs peut-on encore parler de "son" cadavre, ou bien ne faudrait-il pas plutôt dire "un" cadavre ? Je peux probablement tout de même encore parler de "mon" cadavre en ce sens qu'il m'a appartenu, donc en considération de mon ancienne propriété : c'est mon "ex" ! Sérieusement lorsque l'âme se sépare du corps elle le regarde vraisemblablement comme son ancienne propriété, tu ne crois pas ? La mort survient lorsque l'âme n'a plus assez d'emprise sur le corps et qu'elle l'abandonne à l'univers. Un corps cadavérique n'a plus aucune unité et part dans tous les sens puisque le principe d'unité, l'âme, s'est fait la paire. C'est ça la cause de la corruption du corps : le départ de l'âme. Et d'ailleurs c'est à ce moment seulement que l'âme s'expérimente comme séparée puisqu'elle n'a jamais existé sans son corps, et par la même occasion elle n'est plus de ce monde…

 

C'est important car sans avoir d'expérience personnelle de la mort on en a une quasi-expérience par l'intermédiaire de son ami. On a une méta expérience de la substance et une quasi expérience de la mort. En effet, lorsque celui ou celle que l'on aime meurt, sans avoir d'expérience directe de sa mort on en a malgré tout une certaine, indirecte, grâce aux liens affectifs, ce qui est d'ailleurs dommage car si on avait une expérience directe on n'aurait plus d'angoisses, leur source étant d'une façon ou d'une autre la mort. La séparation de l'âme et du corps démontre une fêlure métaphysique puisque l'unité du "Je suis" se révèle instable. Nous sommes des êtres fêlés, Mademoiselle Ino, en sursis d'une brisure substantielle qui peut finalement survenir à peu près à tout instant.

 

Il faut insister, notamment aujourd'hui, sur cette expérience que l'on a de l'unité de son corps et de son âme : tu es une et substantiellement une. C'est ce seul argument qui fait face à la théorie de la réincarnation. L'individuation est-elle accidentelle ou substantielle ? Si elle était accidentelle tu pourrais te réincarner en tout ce qu'on veut, prenant possession de la première carcasse disponible… Tout le problème est là ! Si l'union de l'âme et du corps est accidentelle il n'y a aucune raison pour que l'âme ne puisse pas se réincarner puisque le corps n'apparaît plus que comme une sorte de vêtement de circonstance. Dès lors vêtement d'hiver, d'été, c'est selon les saisons et les modes, tandis que s'il y a union substantielle entre le corps et l'âme, la réincarnation se présente alors comme une pieuse fantaisie destinée à apaiser un manque radical. On se dit que puisque dans une vie on n'épuise pas toutes les capacités de son âme - ce qui est certainement vrai - on s'offrirait bien un nouveau petit tour de manège, et cela jusqu'à épuisement de toutes les possibilités, mais si au contraire on voit que l'âme est substantiellement unie au corps, on accepte le fait suivant : la mort est un terme à la vie du composé âme et corps.

 

Voilà donc la première constatation, importante puisque beaucoup prétendent à la réincarnation, les hindous et les bouddhistes notamment. La réincarnation est une façon de répondre à ce constat que le corps limite l'âme, mais pour autant l'union de l'âme et du corps n'est pas accidentelle, elle est substantielle et ne se répète pas. Ainsi comprend-on que retrouver un corps après la mort n'est pas naturel et que la réincarnation relève de la fiction, aussi grande soit la nostalgie du corps.

 

Par ailleurs et pour autant, si ton âme informe ton corps dans une unité substantielle, elle n'en reste pas moins libre au plus profond d'elle-même. Elle n'est pas absolument liée à ton corps, non seulement parce qu'elle le quitte un jour mais aussi parce que si elle l'était tout à fait, tu ne pourrais pas réfléchir au-delà du sensible et tu n'expérimenterais pas cette intériorité dépassant ton corps. Par exemple tu peux connaître l'universel, cet être de raison qui est le fruit de ta pensée, démontrant bien en cela que ton intelligence n'est pas uniquement liée au corps dans sa détermination. Tu peux également connaître spirituellement ton voisin alors que son corps n'est pas le tien… Donc, au-delà de la façon d'exister de ton âme, tu peux connaître quelque chose qui demeure en acte au-delà d'un corps auquel ton âme est pourtant liée de façon substantielle. Tu vois Ino, là encore nous faisons une distinction entre l'exercice de l'intelligence, qui reste lié au corps, et sa spécification, qui ne l'est pas. Si on ne la faisait pas on ne pourrait plus saisir le côté spirituel de l'intelligence qui échappe au corps dans sa connaissance la plus profonde, notamment celle des principes.

 

La métaphysique montre donc que dans la manière d'exister de la substance il y a quelque chose de supra ou trans-terrestre, même si ce quelque chose demeure toujours lié à l'image et à l'imagination par une sorte de cordon ombilical jamais rompu. C'est là où, je crois, il faut être très précis : ta substance Mademoiselle Inopinée, qui est ton âme, assume ton corps en le déterminant. Pourquoi ? Parce que justement une partie de ton âme - je suis bien obligé de parler de "partie" alors que l'âme est indivise ! - demeure au-delà du corps. Or si quelque chose de l'âme demeure au-delà du corps cela signifie qu'en elle ce quelque chose est capable d'un au-delà. Pour saisir ce qu'est l'individuation il faut à tout prix comprendre que ton âme fait davantage que seulement informer ton corps. Il s'agit là d'une clé absolument nécessaire : il y a dans ton âme quelque chose qui n'est pas enfoui dans ton corps mais qui, au contraire, le dépasse. Ce quelque chose en toi est capable d'émerger au-delà de ton corps, notamment lorsque tu penses l'universel à partir de la réalité et que tu aimes spirituellement autre chose que toi-même.

 

Par ailleurs, en informant ton corps, ton âme lui donne sa physionomie propre, actuelle et unique. Tu possèdes un corps qui est vraiment le tien, ta propriété, et c'est pour cette raison que tu l'apprécies comme ton avoir le plus individuel. Si tu tombes malade et que tu vas consulter un médecin, tu ne lui donnes pas ton corps mais tu lui demandes de t'aider, ce qui est très différent et que certains médecins feraient bien de garder plus présent à l'esprit. Un médecin n'a aucun droit sur ton corps qui est ton avoir substantiel, justement parce qu'il est informé par ton âme. Si ça n'était pas le cas tu pourrais peut-être le vendre ou le louer, mais ça n'est pas possible précisément parce qu'il y a un lien substantiel entre l'âme et le corps et que par conséquent le corps fait comme partie de la substance. Tu subsistes dans ton corps et c'est même par là que tu expérimentes ton individualité, autrement dit le comment de ton âme, ainsi que l'unité substantielle existant entre elle et ton corps.

 

C'est souvent lorsqu'on est agressé ou susceptible de l'être qu'on expérimente et revendique le plus son individualité. Si quelqu'un te menace physiquement, Ino, tu défends bien ton individualité de façon particulièrement farouche, de la même façon que si un chirurgien t'ampute une jambe ou un bras tu réalises clairement que tu es atteinte dans ton individualité, autrement dit dans ton unité et ta différence. D'ailleurs même une transfusion de sang n'est pas très agréable en cela qu'elle est déjà une intrusion dans notre individualité…

 

Au fait Mademoiselle Ino, quel est l'élément le plus fort de ton individualité : est-ce ton cœur ou ta tête ? Il y a deux théories, l'une prétend que le cœur est le fondement de la personnalité et de l'individuation, l'autre que c'est la tête. Si l'on coupe ta tête et la mienne et puis qu'on les recoud en inversant leurs places respectives, qui sera toi et qui sera moi ? La science sera peut-être capable un jour de faire ça non ? Il est probable que c'est ton cœur qui fait que tu es toi, même si on substitue ma tête à la tienne… Qu'est-ce que tu penses Ino ? En tout cas dépêche-toi de réfléchir avant que la science ne sache le faire !


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