Lettre 9 : dernière procédure avant décollage

Publié le par mademoiselleinopinee

Choisir comme point de départ la signification plutôt que l'existence ne te semble pas aujourd'hui une démarche si répandue ?

 

Alors demande autour de toi ce qu'est la vérité et tu verras que le plus souvent on te répondra qu'elle dépend de la conception qu'on en a. Si tu insistes en faisant remarquer que ce qui est ou non se passe absolument de toute opinion pour être ou ne pas être, tu seras aussi sec perçue comme sectaire. On t'expliquera que tu cherches à imposer tes idées, exactement comme si le réel était une idée… Or, que tu cherches ou non à imposer ce que tu penses ne touche ni la vérité ni l'erreur, et par conséquent il est bel et bien posé en postulat que la réalité n'existe pas en dehors de l'idée que tu t'en fais. C'est même une preuve d'humanisme que de souscrire à cet axiome, et ne pas consentir à la relativité du réel constitue un peu partout une forme d'intolérance carabinée. Pourtant accepter ou non que chacun s'exprime est une chose, importante, certes, mais pour autant le vrai en est une autre ! J'ai un jour entendu un éminent universitaire, ambassadeur à Paris d'un grand pays, déclarer textuellement : "Peu importe ce à quoi vous croyez, c'est la façon dont vous y croyez qui importe."… Mais les deux importent ! Et c'est bien par exemple parce que certains fanatiques se sont revendiqués de Dieu ou ont violemment nié son existence que l'on tient Dieu pour un danger, et que donc on le renvoie à une option personnelle, relative et secondaire. Est-ce que tu dirais à ton ami : peu importe que tu m'aimes ou non, c'est la façon qui m'intéresse… ?!? J'en connais pourtant qui en sont bien là, Mademoiselle Ino.

 

Revenons à la métaphysique, et rappelons ce que sont les voiles cachant l'être. Comme on le disait, la garde-robe de l'être comporte les vêtements suivants : le travail, l'amour, la coopération, le devenir (la matière) et les opérations vitales. Or, si tu demandes ce qu'elle fait à une personne très absorbée par son travail, elle peut aussi bien répondre "Fiche-moi la paix, je suis occupée !". Eh bien d'une certaine façon c'est la réponse que fait la philosophie pratique à la philosophie spéculative : "Laisse-moi tranquille, je n'ai pas de temps à perdre…". La philosophie pratique se présente souvent sous un voile éclatant : elle toise, revendique l'efficacité et l'autonomie, réussissant même parfois à paraître plus brillante que l'être. On voit très bien, par exemple, à quel point le voile de la praxis est puissant chez un marxiste, ou bien combien en politique les complicités sont de première importance : on existe par son appartenance à une tribu, à un parti, à une idéologie, bref, à un voile déposé sur la réalité.

 

L'art du philosophe consiste d'abord à repérer la garde-robe de l'être et c'est surtout grâce à l'induction qu'il parvient à découvrir la réalité présente sous l'habit, en basculant de l'implicite à l'explicite, autrement dit du voilement au principe caché.

 

C'est seulement après avoir ôté tous les voiles qu'on arrive au jugement d'existence "ceci est"… dont le "je suis" est une modalité. Il nous faut maintenant dire un mot de ce fameux "je suis" et enregistrer pourquoi on ne commence pas par lui mais par "ceci est".

 

Chacun atteint le mode le plus parfait d'exister par "je suis", c'est évident. Pourquoi alors ne pas partir de là puisque c'est ce qui permet de saisir au mieux l'acte d'être ? On part de "ceci est" justement parce qu'on a besoin de dévoiler l'être et qu'il faut le décoller des "ceci". Or l'être est plus présent dans "je suis", car le "je" s'expérimente comme plus imprégné de l'exister que "ceci". Dans "ceci" est impliqué toute la diversité des déterminations, donc on saisit mieux l'aspect relatif de "ceci" à l'égard de "est" que de "je" à l'égard de "suis". Là dessus s'ajoute que nous avons un peu tous tendance, en disant "je suis", à rester en admiration devant cette modalité très particulière de l'exister car elle nous concerne de façon intime et unique, et donc nous risquons toujours de considérer que le plus important est "je"… Soit dit en passant, l'infantilisme ne se manifeste-t-il pas assez souvent par une sorte de non découverte de ce qui est autre que "je" ?!?

 

Ainsi, pour que l'être n'apparaisse pas excessivement relatif à "je", mieux vaut se mettre en post scriptum deux minutes et partir de "ceci". Encore une fois c'est un peu comme en amour où il importe parfois de passer outre ce lancinant conseil des psychologues "Pensez à vous, aimez-vous d'abord, vous verrez après…"… L'air de rien je viens de résumer 99% du discours psycho-papouilleux habituel, finalement pernicieux car le plus souvent c'est précisément en se rabattant sur "je" qu'on perd pied avec le réel, donc avec l'autre en tant qu'il n'est pas soi.

 

Certes, en théorie on pourrait commencer la philosophie par "je suis" au lieu de "ceci est", puisque "je" est effectivement une modalité des "ceci", mais on se balade là en zone de confusion maximale, le "je" étant ce qui nous est le plus connaturel, c'est-à-dire ce qui nous colle le plus à la peau. Or il ne faut jamais oublier que le conditionnement de l'intelligence humaine pousse à préférer la généralisation. C'est vrai, dès qu'on est un peu fatigué on se laisse glisser vers l'aspect générique aux dépens de la qualité, et donc, en prenant "je suis" comme point de départ on risque fort de se généraliser à tout propos. D'ailleurs c'est ce qu'on voit se développer couramment aujourd'hui, la généralisation et la série, alors que tu refuses, toi, Mademoiselle Inopinée, d'appartenir à une série ou à "on" ! Regarde, si quelqu'un sature de son "je", immédiatement tu lui réponds "je" aussi, car tu refuses de lui ressembler… D'ailleurs en amitié, si on dit "tu es un autre moi-même", on n'en ajoute pas pour autant "identique à moi", car alors on tuerait l'amour. C'est assez subtil, non ? Lorsque tu dis à ton ami qu'il est un autre toi-même, en réalité et contrairement à l'apparence, tu maintiens la diversité.

 

Le "je suis" ne se répète évidemment jamais dans un autre, et il n'y faut voir aucun orgueil car c'est métaphysiquement juste. D'accord, certains êtres infantiles s'inventent à tout prix des différences dans une sorte de singerie d'originalité qui les conduit à s'opposer systématiquement pour exister, mais je parle ici des fondements métaphysiques de la personne humaine. Ton "je suis" n'est ni le mien ni celui d'un autre, et d'ailleurs ceux qui n'ont de cesse de parader avec leur différence finissent par être louches à brandir indéfiniment leur exception. Bref, on commence la philosophie par "ceci est" et non pas par "je suis" car dans "ceci est" l'aspect générique des "ceci" est plus évident grâce à une diversité qui facilite l'émergence du "est".

 

Il est donc important de comprendre pourquoi on ne commence pas la métaphysique par "Je suis", ce qui évidemment est l'erreur de Descartes, et à partir de lui, de la majorité, Hegel avec. Ainsi il s'agit d'abord de s'affranchir du "Cogito ergo sum" cartésien pour poser l'interrogation "Qu'est-ce que l'être ?", sinon penser l'être l'enveloppe dans un mode intentionnel qui n'est pas lui, mais soi, d'autant plus facilement que ce qui colle le plus à l'être, c'est évidemment la pensée ! En effet, l'intelligence humaine s'exerce selon un mode intentionnel qui la fait adhérer au réel, mais on risque toujours de s'en tenir au vécu, en s'isolant dans l'immanence de l'intelligence, ce qui est une gaffe puisque justement l'intentionnalité en elle-même est ordonnée au réel.

 

Tu vois comme le premier moment de la métaphysique consiste à bien préciser le dépassement de toutes les expériences par le jugement d'existence, puisque toute expérience (travail, amitié, politique, devenir, matière, opérations vitales…) maintient dans une modalité de l'intelligence voilant l'être en acte. Cela étant dit, comment dépasser toutes ces expériences puisque l'expérience est justement au départ de la philosophie et qu'on n'a aucun toucher explicite de l'être en acte ? Nous sommes coincés… ??? Mais non ! attends Inopinée, on va se tirer de là.

 

Si toutes les expériences sont dans la diversité, l'intelligence vise maintenant l'au-delà de la diversité, autrement dit l'au-delà du travail, de l'amour, de la solidarité, du devenir, de la matière, de la vie… et cherche quelque chose unissant tout cela : ce quelque chose c'est l'être.

 

En résumé, les expériences révèlent la garde-robe de l'être, mais pas l'être, et par conséquent il importe d'aller plus loin. N'oublions pas que nous cherchons à connaître l'homme non pas seulement dans sa diversité mais dans ce qu'il y a de plus profond en lui. Par conséquent nous regardons l'être avant l'homme, puisque l'homme n'est pas le seul à exister, et par conséquent il convient de commencer par un regard métaphysique avant d'envisager l'homme en tant que détermination particulière de l'être.

 

Il y a ainsi un passage entre l'expérience et le jugement d'existence qui met en présence d'un au-delà demeurant en quelque sorte trans-expérimental. Dès lors on comprend que pour découvrir ce qui se trouve au-delà il faille regarder ce qui est commun à toute la diversité, car à défaut d'une expérience directe de ce qui est au-delà, on expérimente ce qui est commun à l'intérieur de la diversité même.

 

Tiens, offrons-nous une minute de médisance et disons un mot de certain curé ayant asséné l'existence de Dieu sous prétexte de la diversité des modalités de l'exister. Personne n'a l'expérience métaphysique de Dieu, et pourtant, monsieur le curé Malebranche (1638 - 1715) a joué avec cet ontologisme décadent à l'aide d'une métaphysique de curé (et puis alors pas une métaphysique de curé de campagne, non ! une de curé des villes…) et de prétendre que lorsqu'il voit un chat, il voit l'idée qu'a Dieu du chat. Malebranche est une sorte de Descartes en soutane, ce qui est encore moins pardonnable car un curé n'a pas le droit de mentir. Or, lorsqu'il raconte qu'en voyant le chat ou l'homme il voit Dieu, il ment. C'est peut-être juste du point de vue de la foi, mais pas du point de vue de l'intelligence. Malebranche a fait un tort considérable car il a creusé le lit des idéologies athées. Feuerbach (1804 - 1872) a notamment réagi violemment contre lui, à tel point qu'on le considère aujourd'hui comme le père des idéologies athées. Lorsque Malebranche aliène l'homme à Dieu, il ne reconnaît plus qu'il y a en lui une intelligibilité parfaite, donc une autonomie possible. Il a muselé l'homme en Dieu et la réaction n'a pas traîné. Une fois encore, voilà pourquoi la métaphysique n'a rien d'un passe-temps superflu mais procède au contraire d'une nécessité vitale, car on ne peut radicalement répondre à un athée que métaphysiquement.

 

Bref, je reviens au mouton. Après avoir posé l'interrogation "qu'est-ce que l'être ?", je réalise que je n'ai pas d'expérience de l'être et que je dois donc retourner à ce dont j'ai l'expérience, en l'occurrence à ce qui est commun à toutes les expériences. En outre, puisque l'interrogation "qu'est-ce que l'être ?" provient des expériences, je peux légitimement y retourner pour, à partir d'elles, découvrir l'induction. Tu vas voir…

 

Résumons les différents moments au départ de la métaphysique :

 

1) Expériences : travail, amitié, coopération, devenir et matière, opérations vitales…

2) Jugement d'existence : ceci est.

3) Interrogation : qu'est-ce que l'être ?

4) Retour aux expériences.

5) Découverte de l'induction…

 

Très souvent l'élite intellectuelle - philosophes, artistes, mathématiciens, scientifiques… - ne passe pas l'étape 3 car elle identifie être et pensée et ne revient jamais aux expériences et à la réalité. Il y a là un choix déterminant : soit la pensée domine l'être et c'est l'idéologie, soit elle se laisse prescrire par l'être et c'est le réalisme. Cela a de formidables conséquences, notamment en éthique, car si tu identifies être et pensée, dans la foulée tu identifieras l'autre et ta pensée, donc la relation d'amitié et la relation de raison… Dès lors, comment aller à l'autre ??? La route est barrée par ta pensée, c'est fichu !

 

Mais précisons encore un peu ce passage des expériences au jugement d'existence, puis à l'interrogation.

 

Cette interrogation "qu'est-ce que l'être ?" met presque en cause l'évidence, mais dès que tu interroges, Inopinée, c'est que tu admires, non pas forcément que tu soupçonnes ! Les modernes ont réduit l'interrogation au soupçon alors que les anciens la tenaient fondamentalement pour un étonnement et une admiration. L'enfant cherche le pourquoi, et avec l'interrogation visant l'être nous sommes en plein esprit d'enfance, dans la métaphysique de l'admiration, non pas dans une philosophie du soupçon… L'intelligence mendie ce qui est !

 

Ce sont les simples qui cherchent les secrets et s'élancent vers eux sans avoir peur et sans douter. Pendant ce temps-là les suffisants barbotent où ils ont pied. Ils ne sont pas près de quitter leur flaque puisqu'ils sont persuadés qu'ils n'atteindront jamais le large, alors forcément, ils soupçonnent, doutent et tergiversent dès qu'il en est question. Pourtant lorsqu'on sait d'avance qu'on atteindra le grand large parce qu'on est fait pour ça, c'est presque comme si on l'avait déjà atteint !

 

C'est donc par l'admiration que l'intelligence interroge et décolle, encore une fois comme en amour où, dès qu'on cesse de s'émerveiller du pourquoi on est aimé, en regardant ça comme normal, et même dû, c'est plié…

 

Il faut remettre l'interrogation en lumière, la déployer au grand air de l'admiration, car les idéologies l'ont mise au placard, ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant puisqu'elles savent tout, alors quel besoin auraient-elles d'interroger !?! Répétons-le, une intelligence qui n'interroge plus est une intelligence morte, et pour vivre il faut accepter de ne pas savoir et admettre qu'il y a un secret dans la réalité existante. Ainsi, questionner la réalité c'est la sommer de révéler son secret le plus intime, non pas sa garde-robe, non, son secret… cette chose que nos ballots, rarement en ballottage regardent comme normal, tant métaphysiquement qu'affectivement. Quand tu demandes "qu'est-ce que l'être ?", Platon compare ton intelligence à un chien de chasse en arrêt cherchant à débusquer ce qui est caché et à faire surgir ce qu'il pressent de l'implicite à l'explicite. De fait on interroge parce qu'on cherche à mieux connaître quelque chose ou quelqu'un, et c'est pour ça que les idéologues n'interrogent pas, tant ils ont de la peine à se figurer ce que mieux connaître pourrait bien signifier !

 

Il importe de reprendre radicalement le statut de l'interrogation, qui est à l'intelligence ce que le désir est à l'affectif. Les mystiques soutiennent que c'est ce qu'il y a de plus grand. L'interrogation est à l'intelligence ce que la corde tendue est à l'arc tandis que la flèche adressée au cœur de la cible est l'induction. Capital de comprendre ça, car si on ne voit pas le statut tout à fait privilégié de l'interrogation, on ne comprendra jamais ce qu'est l'induction, cette flèche qui frappe au cœur du réel.

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